
Et après la petite classe, place à celle des grands avec ce Marvel Graphic Novel consacré au fer de lance de Marvel; une oeuvre qui devint instantanément un jalon dans l’évolution des X-Men et de leur indéboulonnable (enfin jusqu’en 1991) scénariste, Chris Claremont.
Comme pour les New Mutants, ce projet remonte aux débuts de Jim Shooter en tant qu’editor-in-chief et disparut dans les limbes créatives avant de ressurgir tel le phénix.
Une fois de plus, il est difficile de retracer exactement la genèse du projet qui semble remonter aux alentours de la fin de la Dark Phoenix Saga, comme le laisse supposer la présence d’Angel sur les pages de la première version abandonnée du projet, soit la seconde moitié de l’année 1980.
C’est à cette période que Jim Shooter contacte Neal Adams afin de lui proposer de dessiner un Graphic Novel dont il vient de poser les premières bases (en tout cas, c’est la version d’Adams).
A cette époque, Adams a totalement tourné le dos aux deux majors et est devenu l’une des voix les plus en vue et les plus retentissantes pour la reconnaissance des droits des auteurs.
Il ne souhaite donc pas travailler aux conditions du « work for hire » mais est intéressé par ce projet.
Il demande donc à Shooter de lui établir un contrat spécifique accompagné de garanties. Shooter lui donna son accord verbal et lui envoya le script.
Peu après, Adams appela l’editor et lui déclara qu’il avait quelques idées et demanda s’il pouvait modifier le script, ce qui ne dérangea pas Shooter.
Il questionna à nouveau le boss marvélien à propos du contrat et ce dernier répondit que le service juridique était en train de le finaliser.
Rassuré, Adams se mit au travail et envoya six pages au bureau de Marvel avant de s’enquérir à nouveau de son contrat.
Quelque peu embarrassé, Shooter lui répondit finalement qu’il n’était pas possible d’obtenir un contrat différent des termes habituels.
Adams laissa tomber l’affaire tandis que Marvel gagna six planches gratuites (non payées selon Adams) ce qui mit en avant la roublardise et certains aspects plus déplaisants de la personnalité de Shooter qui semblait bien avoir dans l’idée de laisser Adams produire un certain nombre de pages avant de le mettre au pied du mur afin que ce dernier accepte le contrat habituel.
Il est de toutes façons vrai que l’ancien editor-in-chief de Marvel a toujours eu une attitude assez ambiguë quand à la question des droits d’auteurs et de la propriété des planches ; si d’un côté il favorisa les creator owneds au sein de la ligne Epic, il fit preuve d’un jeu assez trouble sur les affaires Kirby ou Gerber.
Mais là n’est pas la question d’aujourd’hui.
Quelque temps après, le projet ressort des placards et devient un candidat potentiel pour donner un succès commercial certain à la toute nouvelle collection des Marvel Graphic Novels.
La charge du scénario passe alors entre les mains d’un Chris Claremont toujours aussi soucieux de garder le contrôle sur ses personnages fétiches depuis sa « rupture » avec John Byrne.
Ne reste alors qu’à trouver un dessinateur afin de concrétiser tout cela.
Et c’est là que Claremont saute sur l’occasion de retravailler avec un artiste qu’il admire et qui lui a filé entre les doigts, Brent Anderson.
Le scénariste des X-Men avait repéré le dessinateur débutant sur la série Ka-Zar de Bruce Jones où il vint d’ailleurs faire son marché en récupérant Belasco après l’extinction de la série.
Séduit par le graphisme d’Anderson, il lui propose de reprendre les dessins de la série phare de Marvel après le départ de Byrne.
Déjà extrêmement méticuleux et légèrement effrayé par la perspective de passer après le dessinateur star, Anderson refuse en affirmant ne pas être capable de produire un produit de qualité sur un comic de groupe à une cadence mensuelle.
Il n’interviendra sur la série régulière qu’à l’occasion d’un annual à tendance cosmique et pour deux fill-ins mystiques dont l’un mettant en scène sa création, Belasco.
En 1982, Claremont retourne donc voir Anderson et lui propose ce Graphic Novel avec des conditions de travail (6 mois pour produire une soixantaine de pages) qui permettent finalement au dessinateur d’accepter le challenge et lui donneront l’occasion d’acquérir une reconnaissance de son talent à plus grande échelle.
De son côté, Claremont est surmotivé par le projet et met un point d’honneur à se dépasser, permettant ainsi à son écriture de franchir un nouveau palier tout en ouvrant une porte sur un chemin qu’il explorera ensuite à foison dans la série régulière pour le reste de son run historique sur les mutants.
Contrairement à l’album consacré aux New Mutants, le scénariste travaille ici en prenant totalement en compte les possibilités que lui ouvre le format Graphic Novel : un format court, indépendant de toute continuité, non soumis à la Comics Code Authority car destiné au direct market, une histoire qui doit former un tout et qui peut se permettre de jouer avec des thèmes encore peu usités dans les séries Marvel.
On a beaucoup glosé sur l’usage intensif des sub-plots et sur la logique feuilletonnesque des récits de Chris Claremont mais force est de reconnaître qu’il livre ici une histoire complète avec un début, un milieu et une fin, qui ne nécessite aucune connaissance préalable du monde des X-Men et qui concentre tous les thèmes majeurs de la série tout en se suffisant à elle-même.
Lorsqu’on demande à quelqu’un de définir les X-Men, la plupart du temps cette personne expliquera que la série est une métaphore des minorités et de l’ostracisme les frappant sous toutes leurs formes.
Or, c’est dans ce graphic novel que Claremont passe enfin définitivement cette thématique au premier plan et ce d’une manière des plus frontales, peut-être la plus frontale de toute sa carrière.

En effet, avant cela, la thématique du « racisme » anti-mutant, même si elle existait depuis quasiment les débuts de la série, ne restait qu’un élément lointain du décor.
Avant l’arrivée de Claremont, on peut à peine citer la création des Sentinelles comme s’inscrivant dans cette thématique.
Une fois Big Chris aux commandes, ce dernier ne se préoccupe pas trop de ce thème non plus dans un premier temps.
Excepté un détour par les Sentinelles au tout début de sa reprise et l’arc Days of Future Past (une idée de Byrne), le scénariste ne se préoccupe pas trop de la haine anti-mutants et se partage entre « aventure » hollywoodienne et télévisuelle avec Byrne et sa marotte consistant à jouer des figures de styles avec les grands genres de la littérature populaire (soap, fantastique, conte de fées, space opera) avec Cockrum.
C’est véritablement lors de l’écriture de ce MGN que l’auteur revient totalement de plein pied dans la thématique de l’ostracisme, mettant ainsi le sous-texte de la série au premier plan.
Ce n’est qu’après avoir écrit God Loves, Man Kills que Claremont, en compagnie de son éditrice (la très socialisante Ann Nocenti), exploitera cette veine à foison laissant ainsi derrière lui un héritage qui lui survivra pour les trente ans à venir.

De même, c’est durant l’écriture de ce Marvel Graphic Novel que le scénariste parachève enfin le portrait de « son » Magneto dans un retcon de haut vol qui redéfinit totalement le personnage, en livrant ainsi un portrait que beaucoup considèrent comme définitif.
Ainsi, ses deux premières utilisations de Magneto n’avaient pas dérogé du portrait fait par ses prédécesseurs et qui correspondait plus ou moins à un aspirant dictateur machiavélique sans nuances de plus.
Ce n’est qu’à partir de l’année 1981 que Claremont se penche plus sur ce personnage et commence à le redéfinir de fond en comble afin d’en faire une figure plus ambiguë et tourmentée.
Tout d’abord, au sein de l’épisode 150, il nous présente la meilleure confrontation entre les X et leur némésis tout en montrant pour la première fois des traces d’humanité chez cette dernière puis, en 1982 (n°161), lors d’un loner retraçant le passé commun et l’amitié ayant unie Xavier et Magnus dans l’Israel de l’après-guerre.
Et c’est finalement au sein de ce God Loves, Man Kills qu’il apporte la dernière touche à ce portrait en emmenant les X-Men et Magneto à collaborer ensemble, les deux poursuivant le même but et ne sont séparé que par les solutions à apporter et la manière d’y arriver.
Claremont redéfinit ici le personnage en anti-héros et pave la voie pour le reste de son run au travers d’un Magnus à la nature plus passionnelle et tourmentée dont on sent bien qu’il le fascine plus que le christique et parfaitement lisse Charles Xavier.
Dernier point attestant du moment charnière que constitue cet album dans l’écriture de Claremont, la déconstructions des codes super-héroïques.
C’est une tentation qui travaille depuis longtemps le scénariste.
Ainsi de sa marotte de jouer avec les différents genres de la littérature populaire mais plus encore, ce qui signe cette volonté ce sont ces multiples moments où Claremont coupe ses personnages du monde (la Terre Sauvage, l’ile de Magneto…) pour mieux en révéler la nature profonde.
Il coupe à de multiples reprises avec les notions de masques, de pouvoirs, de combats grandiloquents, d’identités secrètes ou de QG qui sont tous autant de codes propres au genre super-héroïque pour ne s’intéresser qu’à l’essence même, à la nature profonde des personnages qu’il construit.
Tout ce travail se concentre une première fois au travers de ce Graphic Novel et reviendra de manière décuplée dans la série régulière à partir de l’arrivée de Nocenti au poste d’Editor jusqu’à l’apogée de cette tendance que constitueront la fin de l’année 89 et l’intégralité de l’année 90 (plus d’équipe, plus de costumes, plus de QG, parfois plus de pouvoirs, plus de passé, juste des personnages totalement « à nu »).
Cette volonté trouve une première apogée dans ce Graphic Novel où les mutants ne cessent de côtoyer le monde « réel » et ne sont pas confrontés à un énième super-vilain ou à des robots de science-fiction mais à un télévangéliste bien humain.
De même, si les combats sont présents afin de rythmer l’histoire, la conclusion de celle-ci va à l’encontre des codes du comic de slips en présentant une confrontation « verbale », un débat d’idées entre les X-Men et Stryker.

Ces trois mouvements dans l’écriture de Claremont se cristallisent donc d’une façon homogène dans God Loves, Man Kills faisant de ce dernier un jalon dans l’évolution de la série, de l’auteur et même d’un mainstream qui n’a pas encore connu The Dark Knight Returns et Watchmen.
Si tout cela rend ce récit indispensable au X-fan et au lecteur de comics en général, il reste néanmoins complètement accessible au néophyte.
La synthèse est si parfaite que s’il ne fallait conseiller qu’un seul ouvrage de Claremont sur les X-Men à quelqu’un, ce serait celui-là.
Nulle surprise donc à ce que l’ouvrage fut réédité plusieurs fois tant aux USA qu’en France (un album Lug ensuite réédité par Semic dans la collection Privilège puis un graphic novel Panini) et qu’il servit de trame lointaine au second film X-Men.
Clairement, Claremont exploite les possibilités du format Graphic Novel à plein régime en affrontant frontalement une thématique mature qui pousse plus loin la logique des relevant comics (ces comics touchant aux questions de société).
Claremont s’inspire de l’essor de plus en plus grandissant du télévangélisme, et de figures telles que Jim Baker ou Jimmy Swaggart, afin de fustiger le racisme ordinaire, les puissants, tous ces petits hommes qui instrumentalisent les autres et justifient leur peur et leur haine irraisonnée en se réfugiant derrière de soi-disant grandes causes.
L’auteur ne prend pas de gants et pointent directement les tares et les failles de son pays alors en plein « Wake up America » reaganien et folie « born again ».
Autant dire qu’il fallait un certain courage de la part de Claremont pour alors aller contre la vague de la pensée de l’époque.

Pareillement, libéré du Comics Code, le scénariste injecte une dose de langage assez cru par rapport au standards de l’époque (suckers, bastards…) et un zeste de violence sans que ni l’un ni l’autre ne paraissent injustifiés.
Au contraire, la présence nouvelle du sang (de manière discrète. On n’est pas dans les errements gores injustifiés d’un Geoff Johns) et d’un langage direct renforce le propos du récit comme dans la fameuse tirade de Kitty adressée à Stevie Hunter :
« Suppose he’d called me a nigger-lover, Stevie ?! Would you be so damn’ tolerant then ?!! »
Et quand il s’agit de dépeindre l’horreur réelle, Claremont comprend bien toute la force du off-panel et d’une mise en image sobre.
Ainsi de la séquence d’ouverture de l’album qui est probablement la scène la plus tétanisante jamais écrite par le scénariste par sa cruauté froide et pourtant si réelle.
Et que dire de toute la poésie de la conclusion qui voit les X-Men se dresser contre l’intolérance seulement par le poids de leurs mots, les tirades successives de Cyclope puis de Kitty (personnage fétiche et voix de Claremont) scellant l’esprit de la série pour l’éternité.
Un Cyclope tout en noblesse et qui ressort encore plus grandi de cette histoire après son « débat » final contre Magneto et qui le pose comme l’héritier définitif du rêve de Xavier (ce qui fait involontairement bien rire quand on voit son traitement durant les années 2000-10).
Si tout cela fait déjà de ce Graphic Novel un des joyaux de la collection, il voit sa valeur rehaussée par les superbes dessins d’un Brent Anderson totalement au diapason de son scénariste.
Malgré toute mon affection pour Neal Adams, il faut bien avouer que cet album n’aurait pas eu la même saveur s’il l’avait dessiné.
En effet, au vu des quelques pages publiés, le dessin tout en puissance et iconique d’Adams, malgré son trait « réaliste », n’aurait pas réussit à retranscrire la même atmosphère de désespérance et d’âpreté que celui d’Anderson, ou alors de manière trop outrée.
Les personnages plus fins, plus fragiles de l’ancien dessinateur de Ka-Zar n’apparaissent pas comme des superslips tout puissants mais véritablement comme de simples humains ballottés par les évènements, un petit groupe seul face à une majorité qui les hait et les rejettent, ce qui ne rend leur héroïsme qu’encore plus grand tant celui-ci n’est pas une question de force ou de rayons optiques.

Si Anderson excelle à retranscrire le réalisme crade et urbain de New-York, il prouve toute la polyvalence de son graphisme qui sait parfaitement se faire tour à tour cinématographique ou époustouflant dans les séquences d’actions (le crash de la voiture de Xavier, la mort de l’assistante de William Stryker..), effrayant et angoissant dans sa sobriété (l’éclair tombant sur l’Empire State Building) ou complétement délirant dans les séquences oniriques (la crucifixion du Professeur Xavier).
Si Anderson est discret, c’est clairement un maître dont l’apparent académisme n’est que l’aspect le plus visible d’un art entièrement dévoué à la narration et à l’ambiance qui évite les effets faciles de bien des stars de saison.
Sa lenteur méticuleuse est le prix à payer pour pouvoir livrer des planches que l’on regarde avec un plaisir toujours renouvelé surtout que le dessinateur est ici appuyé par les pinceaux d’un Steve Oliff qui sait parfaitement quand se faire discret (la confrontation finale avec Stryker) et quand se lâcher dans les effets de couleurs pour rajouter encore plus d’ambiance (le flashback sur le passé de Stryker ou l’hallucination de Xavier).
Un résultat visuel de toute beauté qui ne fait que rajouter de la valeur à ce graphic novel.
Le seul reproche que l’on pourrait véritablement émettre est le même que celui dont nous avions parlé à propos du graphic novel consacré à Captain Marvel.
A savoir que ce traitement des X-Men a fait trop bien école, Marvel s’empressant de s’engouffrer dans cette brèche et d’exploiter cette manière de traiter les séries mutantes jusqu’à l’overdose donnant ainsi naissance à de mauvais copistes (Scott Lobdell en tête).
Déjà, au sortir de Fall of the Mutants et plus encore après Inferno, Chris Claremont, sur Excalibur et Wolverine, et Louise Simonson, sur New Mutants et X-Factor, avaient compris les limites de ce traitement et tentaient de renouer avec un certain sens du « féérique », du cosmique, de l’aventure fun.
Depuis seuls Grant Morrison puis Jason Aaron surent renouveler ce traitement de la thématique de fond des X-Men en la modernisant de manière à coller à leur époque.
Mais que cet héritage pesant ne vous empêche pas de vous (re)plonger dans ce classique. Quel que soit le point de vue d’où l’on se place, ce Marvel Graphic Novel reste l’un des meilleurs et une étape importante dans la manière d’écrire des comics books.
Plus que tous ces mots maladroits, la meilleure manière de rendre hommage à ce comic est de laisser conclure Claremont par le biais de deux de ses personnages fétiches:
« Are arbitrary labels more important than the way we live our lives, what we’re supposed to be more important than what we actually are ?! »
– Cyclope
« And if I have to choose between caring for my friend and believing in your god… then I choose… my friend ! »
– Kitty Pryde

Pour les quelques planches du projet original de Shooter et Adams c’est par ici…
1 réflexion au sujet de “X-Men : God Loves, Man Kills (Chris Claremont/Brent Eric Anderson)”