
L’un des Elseworlds les plus connus et qui fut le passeport de son équipe créative pour reprendre en main la série régulière Batman.
Comme cela sera détaillé dans l’article sur le Marvel Graphic Novel de Conan (du problème de publier ses articles dans le désordre), Doug Moench a fait ses débuts chez Marvel avant de trouver refuge chez DC, où il effectua un premier run de 4 ans sur Batman, suite à son conflit ouvert avec Jim Shooter.
Ce dernier ayant été licencié fin 1987, Moench décide de reprendre un statut de freelance et alterne dès lors les projets chez Marvel (en particulier autour de son personnage fétiche, Shang-Chi), les indépendants (plusieurs one-shots et mini-séries de James Bond) et DC.
En cette fin des années 80, le désir de travailler sur Batman redevient impérieux chez lui et ce d’autant plus qu’il pourrait travailler avec des editors (et scénaristes) qu’il connaît bien, Denny O’Neil et Archie Goodwin.
Mais les deux séries consacrées à la chauve-souris sont pour l’instant entre d’autres mains et Moench doit ronger son frein.
Il réussit cependant à produire un excellent arc de 4 numéros, Prey, pour l’anthologie Legends of the Dark Knight en 1990 et qui le voit reformer le duo mythique de Master of Kung-Fu avec le dessinateur Paul Gulacy.
Peu après, il fait partie des auteurs contactés par DC afin de fournir des pitchs susceptibles de venir nourrir la future collection Elseworlds.
Jouant avec l’image du justicier nocturne et de la chauve-souris, il lui vient une idée étrange, pour ne pas dire quelque peu saugrenue au premier abord, faire se rencontrer Batman et le plus célèbre des vampires, Dracula.
Pour qui a suivi la carrière de Doug Moench, cette convocation du héros de Bram Stoker n’est pas si surprenante que cela au final.
Après tout, comme plusieurs de ses camarades scénaristes des seventies, il a plusieurs fois démontré son amour pour les grands mythes de la culture populaire.
Il a ainsi animé les personnages créés par Sax Rohmer (Fu Manchu) dans les pages de Master of Kung-Fu mais il a aussi écrit plusieurs histoires de James Bond et son Moon Knight, plus que la filiation avec Batman, tenait énormément du Shadow.
Il construit donc dans son coin un scénario contant la rencontre entre les 2 créatures nocturnes.
Reste dès lors à trouver le dessinateur adéquat pour un comic book d’horreur.
C’est là qu’entre en scène un dessinateur présent depuis un certain temps dans le circuit mais qui commence tout juste à s’attirer les faveurs du public et des editors.

Kelley Jones est né le 23 juillet 1962 à Sacramento en Californie.
Selon ses propres dires, la passion des comics lui a été transmise par son frère ainé qui avait pour habitude d’acheter les magazines Marvel Collectors’ Item Classic qui republiaient les meilleurs épisodes des séries Marvel des années 60.
Succombant au charme ravageur des dessins de Jack Kirby, Steve Ditko et autres Gene Colan, Jones se met alors à collectionner ces illustrés avec frénésie et se met en tête de devenir lui-même dessinateur.
Son adolescence voit ses goûts s’affirmer autour de la résurgence des grandes figures de l’horreur que l’on peut alors suivre au sein des films de la Hammer ou dans des comics qui commencent enfin à se libérer quelque peu de la censure du Comics Code Authority en ces flamboyantes seventies.
En 1979, il rencontre Marshall Rogers à la Comic Con de San Francisco qui, après feuilletage du portfolio du débutant, lui prédit un grand avenir comme dessinateur de Batman.
Rogers prendra le nouveau venu sous son aile et lui permettra de décrocher ses premiers contacts avec les Big Two.
Après plusieurs refus successifs, Kelley Jones réussit enfin à décrocher quelques fill-ins et travaux d’encrage sur la série Micronauts afin d’aider le dessinateur en titre, Jackson Guice, à tenir les délais.
Cette fidélité est récompensée par Marvel qui confie les dessins de la relance du titre à Jones.
Las, Micronauts : The New Voyages s’avère malheureusement être un cuisant échec commercial pour Marvel, la faute à un changement d’ambiance par trop radical (ce second volume est dans la lignée de Star Trek alors que la série originale s’inspirait de Star Wars).
En 1987, Marvel effectue une seconde tentative pour mettre le dessinateur sur le devant de la scène en le chargeant d’illustrer un concept présenté par les acteurs Bill Mummy et Miguel Ferrer, Comet Man, qui constitue un échec tout aussi cuisant.
Heureusement pour lui, il trouve la même année une occasion de briller en partageant le dessin (et en assurant l’encrage) de la série Corum, inspirée des romans de Michael Moorcock, avec successivement Mike Mignola et Jackson Guice.
Etrangement, les trois styles cohabitent agréablement et Jones trouve enfin un début de succès critique néanmoins quelque peu éclipsé par l’ombre de ses deux camarades de jeu déjà plus célèbres que lui.
Même s’il continuera de travailler de temps en temps pour Marvel, il part chez DC et redevient dessinateur attitré de fill-ins sur les séries consacrées au Teen Titans.

Chance pour lui, il trouve enfin une réelle occasion de briller en 1988 en illustrant une bande de complément à suivre dans Action Comics et mettant en scène le cascadeur fantôme, Deadman.
Suivant la démarche d’un Mignola, il décide de laisser ressortir ses influences gothiques et nous présente une version torturée et expressionniste bien éloignée du « réalisme » qu’avait imposé Neal Adams, le créateur du personnage.
Cette mini-série qui n’en porte pas le nom enthousiasme autant la critique que le public et a même droit à une traduction française chez Comics USA.
Le talent de Jones pour le registre horrifique se trouve confirmé dans deux épisodes de Swamp Thing et chez les editors de DC on se met à sentir le potentiel de ce dessinateur pour tout ce qui a trait au fantastique.
Cela tombe bien, la nouvelle série qui défraie alors la chronique, le chef-d’oeuvre en devenir de Neil Gaiman, Sandman, a bien du mal à s’attacher un dessinateur régulier.
C’est la chance que cherchait Kelley Jones pour définitivement s’inscrire au sein des artistes en vue et il assure ainsi la partie graphique de deux arcs, Dream Country et Season of Mysts, en 90-91.
Surtout, le dessin pour le moins singulier de Jones a tapé dans l’oeil d’Archie Goodwin.
Ce dernier lui demande alors de réaliser une pin-up d’inventaire de Batman car il souhaite voir ce que pourrait donner l’artiste sur le chevalier noir.
Le résultat dépasse ses attentes puisque la pin-up deviendra finalement couverture.
Pour tout dire, Goodwin est tellement en extase devant ce dessin qu’il ne peut s’empêcher de le montrer à ses amis O’Neil et Moench qui partagent son avis.
Moench justement, se dit qu’il tient peut-être là l’artiste qui pourra illustrer son projet de Elseworld.
Pourtant, Jones n’est pas du tout convaincu par le concept d’un Batman affrontant Dracula et trouve même que c’est l’idée la plus débile qu’il eusse jamais entendu.
Bien éduqué, il accepte néanmoins la proposition de Moench de lire son scénario et, une fois le dernier feuillet tourné, se trouve finalement conquis par le projet.
Petit problème cependant, Jones s’est déjà engagé sur Sandman.
Aucun souci lui rétorquent les editors.
En effet, ils sont déjà en attente d’un crossover Batman/Judge Dredd produit par Alan Grant et Simon Bisley et ne souhaitent pas que les deux projets se retrouvent en concurrence sur les étals.
Ainsi, Kelley Jones peut produire ses planches dans des conditions relativement confortables en parallèle de son Sandman et ce sans deadline.

Une étrange série de meurtres sévit au sein des sans-abris de Gotham.
Malgré tout son talent, Batman ne trouve aucune piste jusqu’à ce qu’il soit contacté par une mystérieuse femme qui lui montrera toute l’horrible réalité derrière ces meurtres.
Bruce Wayne doit dorénavant s’opposer à l’inimaginable et traquer le plus célèbre des vampires, le comte Dracula.
Mais un simple mortel peut-il vaincre le prince des vampires sans perdre son humanité ?
Qu’en-est-il donc de ce Red Rain quelques 27 ans plus tard ?
Et bien disons que les années 90 ne furent, à mon sens, pas la meilleure période de Doug Moench.
Certes, l’histoire se tient et ne tombe heureusement jamais dans le ridicule que craignait Kelley Jones.
On ne s’ennuie d’ailleurs pas une seule seconde et la centaine de pages défile assez facilement.
De même, pour un auteur ayant eu son heure de gloire dans les seventies, Moench a su alléger quelque peu son écriture pour la rendre compatible avec les canons des années 90.
Cependant le tout à l’air assez forcé, mécanique pourrait-on dire comme si l’on survolait le potentiel de l’histoire sans jamais complètement l’exploiter.
Ainsi, la romance entre Bruce Wayne et Tanya ne semble pas trouver de véritable fondement et se retrouve escamotée sans que le lecteur ne réussisse à partager la peine du héros qui repart de toutes manières aussitôt au combat sans se poser plus de questions.
De même, la confrontation entre les deux icônes de la culture populaire ne se hisse pas au-dessus des habituelles péripéties que rencontre le justicier tous les mois.
La faute à un traitement pour le moins manichéen et plan-plan des deux personnages.
Batman est monolithique, il avance et suit la trame du scénario sans jamais se poser de réelles questions : Une ambiguité de sentiments envers Tanya qui l’a mordu pour en faire une arme dans son combat contre Dracula ? Nope !!
Un combat intérieur contre sa transformation en vampire ou tout du moins un questionnement sur la perte d’humanité que cela pourrait entrainer ? Nope aussi !!

C’est la même chose pour Dracula qui est bien loin d’être développé en un personnage fascinant, complexe et ambigu comme dans les Tomb of Dracula de Marv Wolfman et Gene Colan ou le film de Coppola.
Aucun charisme ou suavité qui permet d’imprimer la conscience du lecteur comme cela était le cas dans les films de la Hammer ou de la Universal.
Aucun caractère irréel, mystérieux, impalpable et pourtant omniprésent, un mal qui s’infiltrerait partout comme dans le roman original ou dans le film de Murnau.
Non, rien de tout cela ici.
Le seigneur des Carpates ne dépasse jamais le stade du vilain « grr grr » très très méchant qui se frotte les mains, ricane et vitupère comme une menace tout droit sortie d’un mauvais épisode de Buffy.
Moench tente malgré tout d’insuffler un semblant d’ambiance et racontant son histoire au moyen de la focalisation interne chère à Frank Miller mais, passé les monologues sur la pluie rouge qui corrompt et change tout ce quelle touche, le résultat devient bien vite lénifiant.
Heureusement pour le lecteur, l’histoire peut parfaitement se lire en zappant une bonne part de ces cadres de pensées.
Non, le véritable intérêt de ce Red Rain, c’est la prestation de Kelley Jones qui, comme plus tard sur la série Batman, réussit à tirer vers le haut les scénarios d’un Moench bien loin de son niveau des seventies.

Comment dire ?
Kelley Jones est… une aberration !!!!
Honnêtement, si on prend chaque case, chaque décor, chaque personnage séparément, rien ne devrait marcher…. Mais alors réellement !!
Ses perspectives sont biscornues et pas toujours heureuses, la morphologie de ses personnages défie toute logique et les proportions et apparences de ceux-ci changent à chaque case.
Et pourtant à la lecture, tout fonctionne parfaitement et le lecteur se trouve happé dans une vision pour le moins singulière.
Pour comprendre comment Jones a pu transformer ce qui semble être des handicaps en la force même de son dessin, il faut se pencher sur son influence première : Bernie Wrightson.
L’ombre de Wrightson plane en effet complètement sur le travail de ce dessinateur que ce soit au travers des ambiances gothico-horrifiques sur lesquelles il travaillent que dans la gestion des ombres dont les drapés lui servent à modeler le corps des personnages pour leur donner un relief qui transcende le caractère en deux dimensions de la page de dessin.
Probablement conscient qu’il ne possède pas l’incroyable maîtrise classique de l’anatomie de Wrightson, Kelley Jones s’inspire donc plutôt des œuvres les plus « relâchées » (au sens graphique du terme) du maître comme la bande déconnante Captain Sternn parue dans les pages de Heavy Metal.
Ainsi, Jones se démarque quelque peu de son modèle en outrant volontairement toutes les composantes de ses dessins : les architectures deviennent dingues et envahissantes jusqu’à en défier les lois de la gravité, les expressions des personnages sont outrées, les anatomies aussi et ce jusqu’à la monstruosité, les ombres sont partout et le dynamisme est omniprésent avec des personnages qui bondissent, se contorsionnent, explosent en démonstration de puissance…

Avec son graphisme aux limites du cartoony et de l’anthropomorphisme, Jones renouvelle l’air de rien les codes du comics d’horreur en lui donnant un aspect popcorn où le fun se mêle à la peur et se trouve raccord avec l’air du temps pour un résultat pas loin des « cartoons gore » et baroques de Sam Raimi, Peter Jackson ou Frank Henenlotter.
Le résultat est jouissif et pétaradant en diable tout en possédant un sens de la narration et du découpage parfaitement maîtrisé pour donner ce surplus de suspens ou de folie qui manque au script.
On ressort donc de la lecture de ce Elseworld en oubliant bien vite l’histoire mais en ayant la conscience imprimée d’images définitives et c’est peut-être ce qui explique le succès de ce one-shot en ce début des années 90 marquées par le règne du graphisme choc et des Image Boys.
Ironie des choses, DC décide au dernier moment de sortir ce Red Rain en même temps que Batman/Judge Dredd.
Si dans un premier temps, Jones est furieux de peur que son travail soit éclipsé par celui de Bisley, il retrouve bien vite le sourire face aux énormes ventes de ce Elseworld qui viennent taquiner celles de Gotham by Gaslight.
Le staff éditorial est lui aussi aux anges et se met tout de suite faire des ponts d’or à Moench et Jones pour remettre le couvert.
Les deux auteurs ne se feront pas prier mais pas sans que Moench ne réussisse d’abord à imposer dans la balance un autre concept Elseworld qu’il a sous le bras.
Mais tout ceci est une autre histoire.

En lisant ton article , je me suis rappelé ce qui m’a plu à la première lecture et fortement déçu à la deuxième.Je l’ai lu en VF chez Panini.Ce qui m’a plu à l’époque , c’est que les 3 tomes avaient une ambiance différente suivant la transformation de Batman en vampire.Je les ai lu avec une attente de quelques mois entre chaque tomes , et le changement d’ambiance était flagrant.
Le premier tome avec un Batman encore humain avait un ton fantastique à l’ambiance horrifique , le deuxième où Batman devenait vampire en gardant encore un peu de son humanité tournait à l’horreur.Le troisième où il perdait toute humanité , devenait complètement animal et bestial basculait vers le gore.L’homme (Justicier déguisé en chauve-souris) qui perdait son humanité et devenait une bête féroce (Une chauve-souris vampire), j’aimais l’idée et ça justifiait le fait que la série devenait de plus en plus violente et sanglante.A la première lecture , j’avais vraiment aimé ce elseworld.
J’en avais un très bon souvenir , puis j’ai relu les 3 tomes d’un bloc quelques mois plus tard et mon avis rejoignait le tien.Le récit était plaisant en lecture espacée de quelques mois , mais en relisant tout d’un bloc , tous les défauts dont tu parles sur la caractérisation des personnages et la façon de faire avancer l’histoire sans trop chercher à approfondir me sont apparus d’une façon très désagréable.Comme tu l’écris « Cependant le tout à l’air assez forcé, mécanique pourrait-on dire comme si l’on survolait le potentiel de l’histoire sans jamais complètement l’exploiter. » J’ai vraiment été déçu après cette deuxième lecture , il ne restait que le plaisir des yeux sur les planches de Jones , sur un scénario et des dialogues parfois lourds.
Dommage , Moench m’avait habitué à beaucoup mieux question écriture (Master of Kung-Fu ou Legends of the dark knight) , j’ai revendu les 3 tomes après cette deuxième lecture et me suis replongé dans les Deadman « L’amour après la mort » (Comics USA) de Mike Baron pour retrouver un Kelley Jones influencé par Wrightson mais sur un très bon scénario cette fois.Du duo Moench/Jones sur Batman , je préfère relire ce que Semic a publié dans Strange et Batman Legend.
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