
Killraven fut l’une de ces séries à la vie assez courte mais typique des seventies avec son ton héritée de la science-fiction pulp.
Comme beaucoup de séries du « Bronze Age », ce fut un comic book à la fois un peu brinquebalant, sympathique, parfois novateur et d’autres fois terriblement impossible à lire pour un jeune lecteur.
Le Marvel Graphic Novel du rouquin Killraven est dans la même lignée, ce qui le rend donc loin d’être parfait.
Mais revenons d’abord sur la série originelle, ses créateurs et ses auteurs pour ce qui ne seraient pas familier de l’univers de Killraven.
Une fois de plus, comme beaucoup d’autres adaptations/variations de classiques de la science-fiction parues chez Marvel, Killraven est le fruit de « l’imagination » de Roy Thomas.
En 1971, Papy Stan demande à Thomas de lui soumettre un nouveau concept afin de remplir les pages des diverses anthologies de la compagnie (Amazing Adventures, Marvel Feature…).
Se souvenant une fois de plus de ses lectures adolescentes, le scénariste de Conan propose une suite à The War of the Worlds de H.G. Wells.
S’inspirant plus ou moins du chapitre « The man on Putney Hill », Thomas raconte la résistance d’un petit groupe d’hommes libres menés par Jonathan Killraven face au martiens qui ont finalement réussi à prendre le contrôle de la Terre lors d’une seconde invasion en 2001.
Ayant l’accord de son boss Mister « Moumoute sur pattes », Roy Thomas démarche Neal Adams qui se montre enthousiaste à l’idée de participer à ce projet.
C’est Adams qui, à partir du concept posé par le scénariste, développe rapidement l’histoire, peaufine le personnage de Killraven qu’il conçoit comme un sorte de Doc Savage et donne son design discutable au héros… qui sera remplacé plus tard par un design tout aussi discutable
Le nouveau comic book semble parti sur de bons rails avant… que tout s’enlise.
Thomas et Adams sont alors accaparés chacun de leur côté par de multiples projets et tentent de refiler le bébé, sans grand succès tant le concept sonne déjà un brin suranné pour l’époque.
Quasiment tout le staff Marvel retravaille encore et encore la série avant que Thomas ne se décide finalement à sortir la série à la va-vite sous le titre Warrior of the Worlds dans l’anthologie Amazing Adventures 18 en 1973 avec seulement une moitié dessinée par Adams, Howard Chaykin terminant le reste.

Clairement, la série se cherche et semble avoir du mal à fédérer une équipe stable autour de ce mélange hétérogène entre Wells, Spartacus, Conan et une certaine idée d’un monde post-apocalyptique typiquement 60s-70s consécutive du succès de La Planète des Singes.
Une vision qui donna aussi naissance à des séries comme Logan’s Run ou Kamandi.
Les aventures bimestrielles de Killraven voient se succéder plusieurs scénaristes et dessinateurs et cherchent leur ton, voyant ainsi défiler Thomas, Adams, Chaykin, Gerry Conway, Marv Wolfman, Herb Trimpe, Rick Buckler ou Gene Colan avant de véritablement trouver leur voie grâce à l’arrivée de deux artistes.
Tout d’abord, le jeune scénariste Don McGregor arrive dans Amazing Adventures 21. C’est lui qui réussira à donner une véritable direction à la série et qui approfondira le casting.
C’est ensuite au numéro 27 que débarque le tout aussi débutant P. Craig Russell qui constitue le véritable intérêt de la revue et qui trouve sur cette série mineure un terrain idéal pour ses premières (timides) expérimentations.
C’est véritablement avec la constitution du binôme Mc Gregor-Russell que la série acquiert plus de corps et une ambiance propre à même de la différencier des autres séries du même tonneau.
Je ne vais pas vous décrire ici par le menu les aventures de Killraven.
Pour cela, vous pouvez par exemple consulter la fiche de ThierryM sur Marvelworld ou consulter tel ou tel site consacré à la série.
Tandis que Russell commence à repousser les limites de son dessin et à en découvrir la puissance symboliste, McGregor s’éloigne un peu de l’ombre pesante de Wells (même si elle reste bel et bien là) et s’attache à développer son idée progressiste de l’Amérique… mais j’y reviendrais un peu plus loin.
Cahin caha, la série continue son petit train évoluant au gré de ses qualités certaines et de ses défauts tout aussi certains, avant de s’éteindre au bout de trois ans dans une relative indifférence sans que ne soit apportée de véritable conclusion.
Et voilà donc que 10 ans après sa naissance, la série ressuscite de façon inattendue dans la collection Marvel Graphic Novel même si finalement de manière parfaitement logique.
D’un côté, elle doit sa renaissance à la volonté de Russell de retravailler sur un univers et avec un scénariste qu’il apprécie.
Pour Marvel, la proposition est alléchante aussi.
D’une part, ça permet à la compagnie de garder Russell dans son giron mais aussi d’apporter une conclusion à une storyline restée inachevée.
D’un autre côté, un graphic novel sur Killraven constitue une jolie occasion pour les editors de surfer sur la ligne floue entre Epic et Marvel de part la nature totalement déconnectée du Marvelverse (à l’exception d’un Marvel Team-Up anecdotique) et « science-fictionnesque » de la série d’origine.
Il faut dire que depuis son interruption, la série Warrior of the Worlds a atteint un petit statut culte grâce à ses dessins évidemment, mais aussi grâce à ses qualités littéraires et un caractère avant-gardiste (pour l’époque) finalement pas si éloigné de Star*Reach ou Heavy Metal.
Ceci est à mettre au crédit de Don McGregor.

Don McGregor fait partie de cette vague de scénaristes (Steve Englehart, Doug Moench, Don Glut, Steve Gerber..) qui arrivèrent chez Marvel dans les années 70 après avoir été marqués par l’essor de la contre-culture.
Il commença d’abord par effectuer une myriade de boulots (il a même cousu des patches de la NASA sur les combinaisons des astronautes) avant de finalement atterir dans le monde des comics en débutant chez Warren où il officia sur de multiples récits (dont du Vampirella) en compagnie de Randall Creed ou encore Richard Corben.
Il passe ensuite chez Marvel où il se distingue en écrivant certains des comics les moins super-héroïques et/ou les plus innovants de l’éditeur tels que Luke Cage, Morbius, Black Panther ou Killraven.
Auteur très très littéraire, Mc Gregor pousse le bouchon plus loin sur cette dernière série (et sur Black Panther) en brisant les clichés tout en teintant ses récits d’un héroïsme post-hippie.
Ainsi, le groupe des Freemen de Killraven s’apparente à ces communautés où les règles semblent symboliquement inversées.
De même le leader n’en est pas un, tout obnubilé qu’il est par sa quête personnelle et apparaît souvent comme le moins sage du groupe tant ses compagnons sembleraient plus à même de commander avec plus d’habileté que celui-ci.
Le membre le plus « idiot » du groupe possède cette sagesse populaire souvent ignorée et ici, l’homme noir séduit la femme blanche puisque Killraven est le premier comic à présenter un baiser « inter-racial » et ce sans artifice ou claironnement marketing.
Le monde selon Mc Gregor, c’est la promotion des différences et des exclus face à aux dérives scientifiques cauchemardesques des Martiens.
Dans l’un des épisodes les plus sinistres de la série originale, nous découvrons comment les ETs pratiquent l’élevage intensif d’humains pour se nourrir de ce mets raffiné que sont les bébés.
Un délice parmi toutes les autres paraboles déviantes de notre société qu’on trouve dans la série.
Une fois Warrior of the Worlds terminé, le scénariste repart vers les horizons indépendants alors en train de naître, et plus précisément chez Eclipse Comics.
C’est chez eux qu’il produit certains des premiers graphic novels à éclore sur le marché avec deux séries: Sabre, un pirate black du futur sur des dessins de Paul Gulacy, et Detectives Inc, une agence de deux détectives, un blanc et un noir, dessinée par Marshall Rogers puis Gene Colan.
Un dessinateur porté par le succès de son récent MGN consacré à Elric le Nécromancien.
Un héros qui a atteint un statut culte.
Une série science-fiction intelligente attendant toujours sa conclusion.
Un auteur audacieux et familier du format graphic novel.
Bref, tout fait sens pour les editors de Marvel.
Mais qu’en est-il de ce GN au final ?
Et bien, comme pour la première série, le résultat est mi-figue mi-raisin.
Une bonne partie en tient à l’écriture de Don Mc Gregor.
Comment dire ?
Vous pensiez que Chris Claremont était verbeux ?
Et bien à côté de McGregor, Claremont c’est du mois Nuff Said en permanence.
C’est d’ailleurs à se demander si ce dernier a lu les œuvres de McGregor tant les deux scénaristes partagent bien des caractéristiques.
Chez l’un comme chez l’autre, l’on trouve les mêmes figures marginales, le même idéal progressiste et libertaire, la même fascination pour les relations tordues et orageuses, le même jeu sur les sous-entendus sexuels et sur les clichés afin de mieux les briser… et surtout la même volonté littéraire qui s’imbrique parfois difficilement avec l’art de la bande-dessinée.
L’histoire du Graphic Novel est assez simple, parfois faite de coïncidences heureuses qui ne trompent personne, voire complètement bancales et téléphonées, et peut être rapidement résumée.

« Killraven et ses compagnons réapparaissent quelques mois après la fin de la première série aux alentours de Cape Canaveral où les martiens ont converti les anciennes installations de la NASA en spatioport pour leur propre usage.
Découvrant que les envahisseurs sont en train de mettre sur pied la sinistre « Operation Regenesis », les Freemen décident de s’introduire dans la base afin d’y mettre un terme.
Ils sont aidés dans cette tâche par une ex-astronaute, Jenette Miller.
En route vers le spatioport, les Freemen sauvent un homme de l’attaque d’un loup, homme qui s’avère être, à la surprise de tous, Joshua le frère perdu de Killraven.
Une fois à l’intérieur, Joshua révèle sa vraie nature et son double jeu en se transformant en loup-garou, Deathraven.
Contrairement à son frère cadet, Joshua a sciemment choisi le côté obscur et travaille pour le High Overlord, la nemesis de Killraven dans la série.
Refusant d’abord le combat, Jonathan Killraven ne doit finalement son salut que grâce à l’aide de ses amis et au déblocage soudain et total des pouvoirs implantés en lui. »
Comme on le voit, l’histoire en elle-même est assez générique et contient même des failles assez béantes par endroits.
Ainsi, toute l’intrigue autour du frère de Killraven est complètement cousue de fil blanc et ne trompe personne.
Mais bon, la progression dramatique du tout marche plus ou moins et l’on a vu pire.
De toute façon, le scénario est surtout, encore une fois, prétexte pour McGregor à faire vivre ses personnages et à partager ses réflexions sur la société, la vie, la mort…
De ce point de vue, c’est assez intéressant et parfois franchement réussi.
Les personnages féminins échappent autant aux clichés habituels des comics qu’à ceux du féminisme post-soixante-huitard et le personnage de Jenette est une réussite que peu de scénaristes, même actuels, peuvent se targuer d’égaler par sa finesse d’écriture.
Certains passages s’émancipent même totalement de l’intrigue et invitent le lecteuer à la réflexion comme autant de parenthèses oniriques.
Profitant de ce format émancipé du Comic Code, le scénariste en profite pour affronter plus frontalement la question de le sexualité tout en s’amusant à déstabiliser les lecteurs. Ainsi, le récit s’ouvre directement sur une scène de sexe (assez prude quand même, bande de pervers) tout en confrontant le lecteur à son propre voyeurisme (« He is, at once, ashamed and aroused »).
De même, il prend le lectorat à contrepied aux travers des réactions de M’Shulla et Carmilla à l’annonce de la grossesse de cette dernière.
Et que dire de Killraven lui-même, ce jeune homme frustré et réfugié dans l’onanisme (sous-entendu évidemment) qui se verra dragué par la plus que mature Jenette avec promesse de déniaisement plusieurs fois réitérée.
L’auteur semble d’ailleurs prendre un certain plaisir à démythifier la figure du héros tant Killraven apparaît naïf et singulièrement à la dérive dans ce monde bouleversé.
Ce sont finalement les personnes les plus simples qui font preuve de la sagesse qui manque au héros et qui finalement le guide par leur exemple, « l’idiot du village » Old Skull et la sexuagénaire Jenette se taillant la part du lion de ce côté.

Tout cela serait bien beau si les prétentions littéraires de McGregor ne venaient pas alourdir le propos.
Il faut croire que les deux romans qu’il vient alors d’écrire ne suffirent pas à calmer ses velléités tant ce GN est bavard… très bavard… très très bavard.
Ainsi, l’auteur use et abuse des récitatifs.
Et quand ce ne se sont pas ceux-ci, ce sont les bulles qui se mettent à enfler et enfler pour contenir des phrases à rallonge et finalement plus déclamatoires que naturelles.
Si cette verbosité réussit parfois à atteindre la dimension lyrique, philosophique et poétique qu’elle vise, principalement dans les visions du héros, elle vient souvent embourber la narration et engonce les dessins de Russell, voire apparaît comme superfétatoire (la description en mode lyrique du combat contre le loup, par exemple).
Exemple encore plus flagrant de ce problème, les fiches présentées en début d’album.
Censées familiariser le lecteur qui n’aurait pas lu la série originale, elles tombent totalement à côté de la plaque par l’usage d’un langage qui, s’il vise à donner plus d’ambiance et à immerger dans cette « culture martienne », fait que le néophyte ne sera pas plus éclairé qu’avant d’ouvrir son bouquin.
C’est clairement ces prétentions littéraires typiques des comics des années 70 qui font que ce graphic novel ne s’adresse pas à tout le monde et ne réussit pas à être une franche réussite.
Du côté graphique, le bilan est tout aussi contrasté avec un Russell singulièrement moins inspiré que sur son Elric.
Certes, le tout reste très beau, envoûtant et possède une identité graphique que doivent lui envier beaucoup de ses compères dessinateurs.
Mais l’on sent l’artiste comme prisonnier d’un découpage, d’une densité, qui ne laisse que peu de place à sa folie personnelle.
Ainsi, Russell se concentre principalement sur l’aspect Renaissance de son dessin,son Killraven prenant de véritables allures de statue de Michelangelo, tandis que les côtés plus expressionnistes de son trait agissent discrètement dans tel ou tel décor, dans certains jeux de lumière…
Tout cela apparaît bien sage en comparaison de son MGN précédent même si certaines scènes restent très belles comme la première page ou l’arrivée de Jenette surgissant comme un véritable fantôme du passé régurgité par les marais de Floride.

Il n’y a que lors des séquences concernant les visions de Killraven que le dessinateur se laisse aller à une certaine folie psychédélique par le biais de photo-montages plus ou moins réussis.
Si l’on ajoute de petites erreurs de proportions et de perspectives ça et là et une palette ocre pas très alléchante, on peut dire qu’on n’est clairement pas en face du meilleur de Russell.
Malgré tout, on sent le dessinateur trouver ses marques petit à petit et la seconde moitié de l’album est singulièrement plus réussie (il faut dire qu’il s’y passe aussi plus de choses en termes de mouvement), le dessinateur laissant enfin poindre les autres aspects de son dessin si mouvant et onirique.
Plus amusant est de constater une certaine ressemblance entre ce graphisme de Russell et celui de Chris Bachalo dans ses premières années (avant son second passage sur Generation X donc).
Tout comme la série originelle Warrior of the Worlds, ce Marvel Graphic Novel constitue une œuvre inachevée puisqu’il devait ouvrir la voie à un second album où Killraven était censé porter la guerre sur Mars.
Ce projet resta un moment dans les limbes du fait d’un McGregor accaparé par ses autres œuvres avant de ressurgir vers la fin des années 80.
Malheureusement, après avoir dessiné à peu près la moitié de l’album, Russell se retira du projet suite au refus de Marvel de le publier à nouveau en format Graphic Novel.
La saga de Killraven reste donc inachevée à ce jour.
Au final, nous avons là un album intéressant bien qu’imparfait mais difficile à lire hors du contexte de l’époque, les canons stylistiques en matière d’écriture ayant singulièrement évolués, ce qui fait que je vous laissent décider de vous-même quant à tenter l’aventure ou non.
Le Graphic Novel (inédit en France) commence à devenir assez rare mais peut encore se trouver à un prix honnête.
Sinon, vous pouvez vous laisser tenter par l’Essential Killraven qui, pour un prix modique, propose la série, le Graphic Novel (donc en n&b et format américain) et la mini de Joe Lisner.
