Ou de l’étrangeté paradoxale de la vie.
Ou « tout est lié ».
Ou comment démêler une pelote de laine (en tout cas pour votre serviteur).
Pour parler de la production de ce Marvel Graphic Novel qui a acquit un statut culte, il va falloir s’accrocher et bien suivre tant l’enchaînement de faits disparates ressemble à un écheveau inextricable digne d’un scénario écrit par Grant Morrison ou Alan Moore.
Alors resservez vous un café et on y va.
Pour traiter Void Indigo, il faut donc revenir sur le parcours et la personnalité pour le moins iconoclaste du regretté Steve Gerber.
Natif de Sain Louis, Steve Gerber commença d’abord une carrière dans une agence de communication mais, taraudé par ses envies d’écriture, envoya un courrier à Roy Thomas (alors editor in chief de Marvel) en 1972 afin de lui demander conseil pour intégrer le staff Marvel.
Impressionné par le talent de Gerber, Thomas l’engage comme editor et scénariste sur quelques numéros de Daredevil et Sub-Mariner où bien qu’efficace, il ne se démarque pas pour autant de ses petits camarades.
Touchant à un peu toutes les séries de l’éditeur, quelles soient super-héroïques ou non, Gerber se fait un nom avec sa reprise du personnage de Man-Thing d’abord dans l’anthologie d’horreur Adventure into Fear puis dans le titre éponyme.
Profitant du caractère pour le moins singulier d’une créature tellement dépourvue de personnalité qu’elle n’est ni un héros ni un vilain ni un anti-héros et dont la seule caractéristique est de brûler ceux qui on peur de lui, il réoriente la série en en faisant une allégorie de son propre statut d’écrivain.
Ainsi le nexus des réalités des marais de Floride devient le reflet de l’inconscient, ce lieu où l’imagination et tous ses possibles prennent naissance tandis que Man Thing et son toucher acquièrent le double statut ambigu de point final et de corbeille à papier.
Entre ces deux extrêmes, Gerber explore à chaque numéro toutes les possibilités de l’écriture et alterne les genres, les figures de style, les satires, les réflexions philosophiques…
A chaque nouvelle histoire, il repousse les limites des thèmes et de la manière d’écrire dans le cadre du comic book mainstream et devient rapidement une star suivie dans tous ses délires par un certain nombre de fans fidèles.

Pour faire une comparaison, si Steve Englehart est à l’époque le Geoff Johns de Marvel dans son entreprise de rationalisation de vieilles figures et de l’histoire de l’univers marvélien, Gerber en est alors le Grant Morrison dans sa volonté de jouer avec tous les extrêmes les plus kitschs, les plus violents, les plus fous et de pousser à chaque fois le bouchon un peu plus loin quitte à se brûler parfois les ailes dans le soleil de ses propres ambitions.
Gerber brille aussi sur les séries Defenders, où il pousse le concept de non-équipe à son extrême limite, et sur sa création Omega the Unknown, manière pour lui d’assouvir sa fascination pour le personnage de Superman en en livrant une vision toute personnelle.
Mais le véritable personnage qui fait de Steve Gerber une star c’est Howard the Duck, le célèbre canard crée dans les pages de Man-Thing et qui, malgré les réticences du staff marvélien, rencontre très vite le succès jusqu’à acquérir son propre titre.
Howard devient quasiment du jour au lendemain une série culte et l’une des grosses ventes de Marvel, à tel point qu’elle obtient son propre strip dans les journaux, tout en constituant une anomalie dans le catalogue de l’éditeur.
Car voilà, Howard the Duck est pour ainsi dire une série « indépendante » publiée chez Marvel puisqu’ Howard n’est ni plus ni moins, comme Cerebus pour Dave Sim, que la voix de Gerber.
Howard est une représentation à peine voilée de cet auteur marginal (« trapped in a world he never made ») qui se sert de la série et de son personnage pour exposer son point de vue totalement singulier et iconoclaste sur la vie, la mort, l’amour, la société…cette existence étrange où le plus triste côtoie le plus drôle, où le plus horrible côtoie la beauté la plus légère, où le sérieux côtoie le ridicule et où ces éléments sont souvent plus proches et intimement liés qu’il n’y paraît au premier abord.
Autant dire que cette série détonne au milieu de Spider-Man, des X-Men et autres Avengers et c’est précisément ce statut de « série indé » publiée dans le cadre du work-for-hire qui conduira à l’explosion des rapports entre Marvel et Steve Gerber.

Et c’est là que nous abordons un autre point important, à savoir les rapports très compliqués (et c’est peu de le dire) entre Steve Gerber et Jim Shooter.
Si au vu des diverses interviews disponibles, les deux hommes semblent se respecter et reconnaître chacun le talent de l’autre, c’est peu de dire qu’ils ne partagent pas les mêmes vues sur le médium dans lequel ils travaillent (travaillaient) et qu’ils représentent chacun un extrême du spectre.
Ces différences de vues apparaissent clairement dès la première rencontre entre les deux hommes, avant l’accession de Shooter au poste d’editor in chief, dont on peu lire le récit sur le blog de Shooter,récit à prendre avec des pincettes néanmoins puisque Gerber n’est plus parmi nous pour s’exprimer.
Gerber semble partisan d’une liberté artistique totale pour les créatifs et ne souhaite rien de moins que de faire sauter tous les carcans alors que Shooter est beaucoup plus « corporate » et partisan du « jouons dans le cadre des règles donné par l’éditeur ». Néanmoins, les deux hommes se respectent et partagent certaines idées communes, comme la volonté d’éviter certaines ficelles plus qu’éculées, et Shooter reconnaît que Gerber a toujours écrit dans le cadre des règles données sans problèmes.
Autant dire qu’avec de telles divergences et des caractères assez directs (Shooter pouvant se montrer parfois assez dictatorial tandis que Gerber possède son propre caractère assez explosif), la cohabitation en 1978 entre le nouvel EIC et la superstar de Marvel ne pouvait faire que des étincelles.
Et plus que des étincelles, c’est a une véritable explosion nucléaire auquel on a droit et les relations entre les deux hommes s’enveniment à vitesse grand V.
Nous avons déjà parlé du côté très corporate de Shooter et de sa volonté de structurer et d’organiser Marvel et qu’il commença à mettre en place dès son arrivée avec comme premier objectif de résoudre les problèmes de retard des différents titres.
Et s’il y a à cette époque un artiste qui a bien des problèmes avec les deadlines c’est bien Steve Gerber.
L’auteur d’Howard fait partie de ces auteurs qui ne réussissent à donner le meilleur d’eux-mêmes que dans des conditions de stress et d’urgence quitte à faire des nuits blanches et à rendre ses pages au dernier moment voire avec du retard afin de produire un chef-d’oeuvre.
Shooter se met donc à passer son temps à être sur le dos du perpétuellement en retard Gerber, ce qui irrite passablement ce dernier.
A cela, il faut ajouter deux autres problèmes qui viennent mettre de l’huile sur le feu entre les deux hommes.
Tout d’abord l’intervention de Disney qui prend ombrage de la soi-disant ressemblance entre Howard et ses propres canards et engage des poursuites contre Marvel en les intimant de modifier l’aspect d’Howard.
Tout cela est bien ironique quand on observe le futur des deux compagnies.
Sous l’impulsion de ses dirigeants, effrayés par la perspective d’un procès, Shooter cède et impose aux dessinateurs de suivre les modifications apportées par le studio Disney au design d’Howard, au grand désespoir de Gerber.
L’autre problème qui vient peser dans la balance est le retard perpétuel du strip qui n’est cette fois pas du fait de Gerber mais au contraire de l’impossibilité de ce dernier à trouver un dessinateur capable de travailler dans les conditions du contrat établi entre Marvel et le syndicat publiant le strip dans divers journaux comme l’expliqua l’auteur :
« We had some problems with the Howard newspaper strip, which led to problems with the Howard book, which ultimately led to the lawsuit.
Marvel wouldn’t pay the artist to draw it.
Gene Colan and I were supposed to get a percentage of the syndicate’s take for the strip.
The problem was, the money came in 90 days, 120 days, six months — I don’t remember how long exactly — after the strips were published.
So, essentially, the artist was working for nothing up until that time, and no artist can afford to do that.
(In comparison with Stan Lee and John Romita’s Spider-Man comic strip) Stan, as publisher of Marvel, had a regular salary coming in, and John Romita, I believe, was also on staff at the time.
They didn’t have quite the same problem. »
Le syndicat menace alors de supprimer le strip et Shooter prend une décision des plus tranchées en faisant montre de son aspect le plus dictatorial.
Il remplace Steve Gerber sur toutes ses séries par d’autres scénaristes et le vire du staff Marvel sous prétexte que ce dernier est en retard de deux mois sur ses séries et qu’il ne respecte donc pas ses obligations contractuelles puisque payé pour produire un certain nombre de pages par mois.
Si Shooter essaye de se ménager un moyen de garder l’auteur sous le coude en déclarant qu’il est prêt à conserver celui qu’il considère comme le meilleur scénariste du milieu dans le cadre du « work for hire », Gerber lui ne l’entend pas de cette oreille et s’en ouvre auprès du Comics Journal.
Et alors là…. c’est la guerre !!!!

Steve Gerber attaque Marvel en justice pour des clauses de contrat non respectées et licenciement abusif tout en engageant un autre procès en parallèle pour la propriété intellectuelle de son bébé Howard the Duck.
Parallèlement à ses démêlés juridiques, le scénariste commence à écrire pour Hanna Barbera et pour Eclipse, compagnie pionnière dans le creator owned, où il charge un peu plus la mule en sortant Stewart the Rat qui est à Mickey ce que Howard fut à Donald.
C’est aussi chez Eclipse qu’il publie en 1982 en compagnie de Jack Kirby, lui aussi en pleines poursuites judiciaires contre Marvel, la série Destroyer Duck, attaque à charge complètement déjantée contre le système Marvel, afin de couvrir ses frais d’avocats.
Au bout du compte, la cour propose un accord, toujours secret de nos jours, qui ne satisfait pas vraiment Marvel ou Gerber mais que les deux partis acceptent.
Gerber recommence alors à retravailler un peu dans le cadre des éditeurs mainstream en écrivant pour le principal concurrent de Marvel, DC Comics.
C’est pour elle qu’il produit alors la mini-série Phantom Zone, sorte de crossover déguisé, qui lui permet enfin d’écrire sa version de Superman.
Et nous arrivons alors à un troisième point, puisque la succursale de Warner est alors bien dans le creux de la vague et cherche à se donner un nouveau souffle.
Si Marvel a réussi à sortir de la récession grâce au succès de Star Wars et à une politique de comics sous licence tous azimuts, DC patauge toujours au niveau des ventes et Warner, passé le succès du Superman de Richard Donner, commence à s’inquiéter du devenir de sa branche comics.
Histoire d’ajouter de l’ironie à la situation, la meilleurs vente de DC (qui taquine d’ailleurs celles des X-Men), les New Teen Titans, est produite par deux anciens de Marvel et fonctionne sur des recettes très marvéliennes.
Dans ce contexte, DC commence à lorgner chez le voisin dans l’espoir de revitaliser son catalogue et se met à démarcher plusieurs artistes bossant ou ayant bossé chez son concurrent afin qu’ils lui soumettent des propositions de relance.
C’est ainsi que Gerber propose un pitch intitulé Metropolis en compagnie de Frank Miller, les deux auteurs devant se partager l’écriture des trois grandes icônes de la maison.
Gerber devait écrire Wonder Woman tandis que Miller était censé prendre Batman en main (dans un script qui deviendra le futur Dark Knight Returns), les deux auteurs se partageant l’écriture de Superman.
Malheureusement, DC fait volte face au dernier moment et le projet reste lettre morte.
Dans le même cadre de grandes manœuvres, DC se tourne peu après vers….. Marvel en proposant carrément à son concurrent direct de lui licencier son univers super-héroïque. Shooter est intéressé et John Byrne commence même à écrire une relance de Superman (le projet est résumé sur le site de Shooter et Byrne en a parlé ici et là sur son site) mais la maison des idées doit se désister à cause de la loi antitrust, la propriété de DC risquant de lui donner le quasi-monopole du marché.
Parallèlement, Gerber soumet à nouveau un projet de relance à DC, cette fois-ci pour le personnage d’Hawkman, mais la compagnie refuse, quelque peu effrayée par la teneur très extrême (pour l’époque) du script de Gerber.
Notre scénariste se retrouve donc avec un script mort-né sur les bras qu’il aimerait pourtant bien publier.
Et c’est là que la chance va à nouveau lui sourire en la personne de son meilleur ennemi, Jim Shooter.
Et pour cela, on passe au dernier protagoniste de cette longue et tortueuse histoire, Lucasfilm (Marvel, Disney, Lucas… comme quoi, tout ce petit monde se croise depuis longtemps) !
Le créateur de Star Wars est en effet un grand fan d’Howard the Duck et déjà, en 1973, ayant pris plaisir à travailler sur American Graffiti avec le couple Gloria Katz et Willard Huyck, il essaye d’adapter le comic book du canard à l’écran mais le projet tombe à l’eau. Fort du succès d’Indiana Jones et le Temple Maudit, les trois compères souhaitent relancer leur idée de film consacré au palmipède et entament des pourparlers avec Gerber et Marvel.
Sentant le gros coup à jouer (n’oublions pas que la réputation de Lucas est alors immaculée), Shooter met de l’eau dans son vin et propose à Gerber de relancer le comic d’Howard afin de surfer sur le succès du futur film.
Gerber, qui a entre temps retravaillé son propre projet de reprise d’Hawkman dans l’espoir d’une publication indépendante, accepte la proposition de Shooter à condition que celui-ci publie d’abord son script, rebaptisé Void Indigo, sous le label Epic.
Et voici donc comment arrive le Marvel Graphic Novel de Void Indigo censé servir de prologue à la future mini-série Epic sort sous une double couverture peinte très pulp-psychédélique et qui résume finalement à elle seule l’intrigue du livre… que nous aborderons dans la seconde partie.
