
Né en Virginie en 1951, Charles Vess dessina très tôt tout en entretenant une passion pour les grands strips classiques d’aventure, Prince Valiant principalement, ainsi que pour la mythologie et les univers féériques.
Diplômé des Beaux Arts, il commence d’abord à travailler dans l’animation pour l’industrie publicitaire mais peu satisfait de son sort il décide de se lancer en tant qu’artiste freelance et monte sur New York en 1976 afin de percer dans le monde des comic books et de l’illustration.
Là, il s’installe en colocation avec son ancien camarade de classe Mike Kaluta et se retrouve à côtoyer la petite troupe du Studio (Pour en savoir plus sur eux, vous pouvez vous reporter à la première partie de notre article sur Starstruck) dont les anecdotes sur les problèmes des droits des artistes dans l’industrie des comics influencent la vision d’un Vess qui préfère du coup se tenir, dans un premier temps, à distance de Marvel et DC.
Vess se concentre alors principalement sur l’illustration et la peinture et réussit à exposer ses œuvres lors de la première exposition d’art fantastique et de science-fiction du prestigieux New Britain Museum of American Art en 1980.
Repéré par un recruteur dans le catalogue de l’expo, le dessinateur accepte la proposition de la Parson’s School of Design et se met à enseigner l’Art.
L’histoire aurait pu s’arrêter là et Charles Vess serait resté un inconnu pour les lecteurs de comics.
Heureusement, durant toute cette période, son désir de bande-dessinée le tenaille toujours et il commence à tisser des liens avec divers acteurs de l’industrie.
Au premier rang de ceux-ci, on trouve bien sûr ses camarades du Studio qu’il aide anonymement à plusieurs reprises sur divers travaux et plus particulièrement son ami Kaluta qui l’embarque dans l’aventure Starstruck.
Pareillement, il réussit à vendre plusieurs illustrations qui viendront orner divers numéros des magazines Heavy Metal et National Lampoon.
En 1977, il produit aussi un petit comic en noir et blanc, The Horns of Elfland, publié par le petit éditeur indépendant Archival Press.
Plus important pour la suite de la carrière, Charles Vess est un amateur de volley-ball et se retrouve ainsi soudainement à côtoyer les staffs de Marvel et DC qui ont alors l’habitude de s’affronter dans des matchs ayant lieu tous les week-ends à Central Park. C’est lors de ces joutes amicales qu’il commence à tisser des liens avec Jim Shooter, Tom DeFalco, Frank Miller… et surtout Archie Goodwin.
C’est ce dernier qui permet à Vess d’enfin poser réellement un pied dans l’industrie en lui commandant une petite histoire pour Epic Illustrated.
Son style semblant plaire aux editors marveliens, on voit ensuite son nom apparaître au sein de l’anthologie Marvel Fanfare, tout d’abord pour une histoire de Doctor Strange puis une autre histoire et un portfolio consacré aux Warriors Thee sur lesquels son style fait merveille.
En effet, plus passionné de fantasy et de mythologie que de super-héros (exception faîte de Spider-Man mais ce sera l’objet d’un autre Marvel Graphic Novel), Charles Vess trouve un terrain adéquat à ses aspirations dans le cadre des aventures asgardiennes.
Inspiré par ses derniers travaux et ses lectures, le dessinateur sent une idée d’histoire germer dans son esprit et la couche sur le papier avant d’aller présenter son pitch à Shooter.
Ce dernier n’est pas vraiment convaincu par la viabilité du projet, la série Thor se vendant alors assez peu, ni par les qualités scénaristiques du débutant Vess alors quasi-inconnu du grand public.
Néanmoins, le dessinateur réussit à arracher à l’editor-in-chief la promesse de publication de son futur Marvel Graphic Novel s’il trouve un scénariste et un editor souhaitant rejoindre le projet.
Tout naturellement, Vess s’adresse en premier lieu au scénariste en charge de Thor, un autre débutant nommé Alan Zelenetz.
Zelenetz est une jeune recrue de la « Maison des Idées » qui a alors un peu repris la place de « roi des fill-ins » (rien de péjoratif dans ce terme) autrefois détenue par Bill Mantlo.
Ainsi, il effectue des piges ici ou là sur les magazines What If et Marvel Fanfare et se retrouve aussi à assumer la charge de conclure des séries dont l’heure de gloire est passée telles que Master of Kung-Fu ou Moon Knight.
Parallèlement à cela, Zelenetz commence à se faire un petit nom en se spécialisant dans les dernières séries fantasy marveliennes ayant survécu au Seventies que sont Conan the Barbarian et King Conan.
Dans la même logique, il se retrouve aussi en charge des aventures du dieu du tonnerre, dont le magazine est à la dérive depuis le départ de Roy Thomas, sans réussir à faire mieux que ses prédécesseurs.
Malgré sa charge de travail, il se montre intéressé par le script du dessinateur et accepte de l’aider.
Les deux hommes réussissent ensuite à convaincre l’editor Ralph Macchio de superviser le projet et Charles Vess quitte finalement son poste d’enseignant début 1983 afin de se consacrer uniquement à ce Raven Banner.
Dessinateur lent et méticuleux, véritable obsessionnel du détail, Vess mettra quasiment deux ans à produire ce Graphic Novel qui sort en Décembre 1984 mais le résultat en valait l’attente tant cet ouvrage est de toute beauté.
« Greyval est un asgardien plus passionné par les jeux de l’amour que ceux de la guerre.
Las, son père, Grim Magnus, est le porteur de la bannière d’Odin, artefact qui assure la victoire d’Asgard sur ses ennemis mais seulement au prix de la vie de son porteur.
Dupé par les sortilèges des trolls, Greyval n’a pas récupéré la bannière au corbeau lors de la dernière bataille d’Asgard.
Alors que les ennemis du royaume se préparent à un nouvel assaut, Greyval regagnera-t-il l’amour de la valkyrie Sygnet en partant à la recherche de la bannière et en assumant son destin fatal ou laissera-t-il cette tâche à son cousin Horskuld ? »

Vess et Zelenetz s’inspirent ici d’un infime détail historique et s’essaient à la construction d’une légende apocryphe justifiant la présence des bannières au corbeau (le corbeau est l’emblème d’Odin) qui ornaient les drakkars vikings.
Et pour le coup, c’est une réussite totale tant le récit d’initiation conté ici ne dépareillerait pas dans les Eddas scandinaves.
En effet, les deux auteurs arrivent ici, plus encore que dans tout autre récit d’Asgard à la sauce Marvel, à renouer avec la vision d’hommes divinisés et d’inéluctabilité du Destin que l’on doit embrasser avec une joie fataliste.
Le parcours initiatique de Greyval est traversé des contradictions, des doutes et des aspirations propres à tout être humain face à la Mort jusqu’à l’acceptation que celle-ci est une composante de la Vie elle-même et, plus que tout, celle qui donne son sens à l’existence.
Surtout, on retrouve tout le caractère « traditionnel » des mythes dont la fonction première, outre d’expliquer le monde, est de justifier les liens unissant un peuple, les règles régissant une société en les inscrivant dans une cadre plus grand que l’Homme afin d’assurer la permanence de ces règles transmises de générations en générations.
Bien évidemment, comme tout bon mythe, ce « conte d’Asgard » recèle son petit lot de subtiles « perversions » traversant ça et là le récit afin de captiver l’auditoire de n’importe quel poète qui souhaiterait raconter cette histoire (n’oublions jamais que même la Bible est un ouvrage parcouru d’adultères, de combats et de meurtres en tous genres).
Les deux auteurs réussissent même à prendre quelquefois à contrepied les attentes des lecteurs habitués aux lectures mythologiques.
Plus que tout, ce qui fait la force de ce Graphic Novel est, paradoxalement, de prendre de grandes distances avec l’habituel « bric à brac cosmique » (à nouveau rien de péjoratif là-dedans) en vigueur le reste du temps dans l’Asgard à la sauce Marvel.
Ainsi, Vess et Zelenetz font apparaître Thor et les Warriors Thee en tout et pour tout dans seulement deux cases (et encore, pour la seconde, il faut bien ouvrir les yeux).

Des trois autres asgardiens connus des lecteurs de comics, seul Hela (présente dans une seule case) correspond à la description qui en est donnée habituellement dans Thor.
Odin et Balder, s’ils sont des intervenants essentiels du récit n’en sont pas moins beaucoup plus proches de leurs versions mythologiques qu’habituellement.
Pour le reste, cet album met en scène une galerie de personnages inédits (et qu’on ne reverra jamais ailleurs par la suite à notre connaissance) tout à la fois bien campés, attachants et plus complexes qu’ils n’y paraissent au premier abord.
Bien évidemment, et même si le scénario est très bon, ce sont les magnifiques dessins de Charles Vess qui font toute la valeur de ce Marvel Graphic Novel.
Autant le dire tout de suite, Charles Vess fait… du Charles Vess.
Dessinateur s’étant rapidement trouvé un style et une niche, son graphisme n’a pratiquement jamais bougé depuis; donc ceux qui n’accrochent pas à sa représentation classique de la fantasy peuvent passer leur chemin.
Pour les autres par contre, c’est un pur régal et un orgasme oculaire à chaque page tant tout ici est d’une beauté renversante.
Comme son ami Kaluta et ses camarades du Studio, Vess est énormément influencé par l’Art Nouveau et plus particulièrement par Alfons Mucha mais aussi, et surtout, par le classicisme d’Hal Foster et la féérie du grand illustrateur Arthur Rackham.
Ainsi, les pages défilent tel un film à grand spectacle sous nos yeux et chaque image s’impose immédiatement par sa beauté classique, évidente, à la fois tangible et onirique.
La représentation d’Asgard est ici beaucoup plus wagnérienne et européenne que celles données par Jack Kirby ou Walter Simonson alors en vigueur dans dans les comics Marvel et l’on navigue dans une esthétique aussi féérique et majestueuse que dans les illustrations d’Alan Lee pour le Seigneur des Anneaux.
Chaque arbre, chaque nuage, chaque bâtiment peut se contempler indépendamment du reste pendant des heures et des heures tout en prenant part à un ensemble qui souligne les émotions et tourments des personnages.
Un véritable artbook qu’on peut ouvrir encore et encore juste pour se laisser voguer dans un monde imaginaire.
De même, Vess est un maître dans la gestion des couleurs, sachant jouer de chaque nuances d’ombre et de lumière pour renforcer l’atmosphère recherchée.

Le seul reproche que l’on peut faire à Charles Vess finalement est que sa plus grande force est aussi sa plus grande faiblesse.
Plus illustrateur que narrateur, ses pages ne sont pas des chefs d’oeuvre de narration et ressemblent plus à un assemblage de gravures parfois trop figées que de véritables planches de bande-dessinée.
Ainsi, certains combats paraissent bien mou et font sourire tant les protagonistes semblent prendre leur temps avant chaque coup pour les porter avec la force d’un escargot.
Néanmoins, le dessinateur est conscient de ce problème et semble plus à l’aise au fur et à mesure des pages dont la composition se met à jouer d’artifices cinématographiques afin de pallier au caractère « poseur » des personnages.
Mais tout cela n’est finalement qu’un détail mineur qui ne brise aucunement le caractère totalement immersif de ce graphic novel que nous ne vous conseillons que trop.
Malheureusement, le pari courageux de Vess et Zelenetz de produire un récit asgardien plus « réaliste » ne rencontra pas le succès.
Bien que paru à un moment où Thor, alors sous le règne de Simonson, caracolait en tête de ventes, ce MGN fut sorti à un petit nombre d’exemplaires seulement et sans promotion aucune tant Marvel ne semblait pas croire au projet.
Ne trouvant pas son public, l’album fut finalement un four, n’a toujours pas été réédité de nos jours et les chances d’en voir une version française sont pour l’instant très faible.
Du coup, il côte assez cher sur le marché de l’occasion mais que cela ne vous arrête pas si vous trouvez ce graphic novel enchanteur, vous ne le regretterez pas.
