
« Pendant que la main derrière la Kelco se révèle et monte un stratagème pour retourner l’opinion contre l’organisation écologiste Planète Verte, Matt Murdock tente de garder son association à flot.
Bien vite, il recroise le chemin de Bullet qu’il compte bien faire condamner mais il se retrouve trahi par celle en qui il place sa foi: la loi. »
Ann Nocenti continue ici de poser ses pions et d’affiner son écriture dans un subtil crescendo.
Ainsi, elle continue à renouer les fils avec l’héritage « millerien » en révélant que le cerveau à l’oeuvre derrière les agissements de la Kelco n’est autre que le Caïd toujours aussi obsédé par l’idée de détruire Matt Murdock.
Cela permet à la scénariste de remettre progressivement en danger le petit monde de l'(ex) avocat aveugle.
Wilson Fisk, frustré par le bonheur de Matt, est toujours prêt à utiliser tous les moyens pour mettre à bas les convictions de sa nemesis.
Nocenti continue de manier les deux extrémités du spectre et si pour Daredevil la justice est un bouclier pour défendre ceux qui ne peuvent le faire par eux-mêmes, pour Fisk elle n’est qu’un outil afin de protéger les intérêts des puissants sans que leurs inférieurs ne puissent protester.
Cela permet aussi de dédouaner quelque peu la Kelco puisque finalement, ceux-ci seraient prêt à payer les amendes et à accepter les condamnations s’il ne devait se soumettre à la volonté du Caïd.

L’auteur continue aussi de questionner l’engagement écologique en se référant à l’actualité.
En effet, les tensions agitant les membres de Planète Verte sont une retranscription on ne peu plus limpide de celles existant à l’époque au sein de l’association écologiste Planet First et des positions de plus en plus extrémistes et discutables de son co-fondateur Dave Foreman (grand pote et mentor devant l’éternel de Paul Watson, ce qui devrait questionner quelque peu les fans de Sea Shepherd).
Elle divise ainsi son petit groupe d’écologistes entre les partisans du soft power, de la voie légale et pacifique et les extrémistes pour lesquels la planète vient en premier (Planet First) et prêts à franchir la barrière de l’éco-terrorisme sans respect pour la vie humaine.
Elle renvoie ensuite le ballon vers Bullett qui au travers de ses pensées permet à la scénariste de tisser le lien entre l’éco-terrorisme et les théories malthusiennes qui voient dans la prolifération de l’espèce humaine la cause du désastre écologique.
En effet, pour Foreman et ses thuriféraires, seul un contrôle strict de la natalité et surtout (comme par hasard) des populations du Tiers-Monde (en empêchant l’immigration des populations d’Afrique afin qu’ils crèvent plus vite) sera la solution.
Ceci conduira d’ailleurs Foreman à tomber de plus en plus à l’extrême de l’extrême-droite au travers de la construction de théories aussi sexistes que racistes.
Le rapport de cet épisode avec Earth First est souligné clairement au travers des propos d’un personnage reprenant une célèbre déclaration de Foreman affirmant que son organisation est « ouvertement patriotique et s’inspire de la mythologie des cowboys ».
Nocenti nuance donc son propos par rapport à ses prestations précédentes en démontrant que chaque voie peut conduire à un extrême aussi mauvais que celui qu’il combat et les « gauchistes » de la scénariste ne sont pas de preux chevaliers tout blancs.

La scénariste continue par ailleurs de construire le portrait très touchant de Lance et Bullet qui apparaît de plus en plus comme un reflet déformé de l’enfance de Matt, que ce soit au travers de la présence de produits chimiques, de la peur de Lance face aux colères de son père ou de l’amour de ce petit garçon qui sait très bien que son père agit mal mais ferme les yeux sur les agissements de celui-ci et le désarroi de ce dernier devant le handicap (supposé) de son fils.
John Romita Junior continue pour sa part de se révéler comme un grand styliste dont le trait ne semble alors ne devoir rien à personne avec son Daredevil racé, aérien, élégant, agile et puissant.
Il commence cependant à intégrer des compositions toutes « milleriennes » et « hitchcockiennes » dans sa mise en page.
Il alterne ainsi séquences de combats surdécoupées et se focalisant souvent sur une partie spécifique du corps des combattants afin d’y donner plus de dynamisme et de tension.
De même, il fait un usage parcimonieux mais fort bien maîtrisé de ces pages composées de grandes cases cinémascopes devenues par trop monnaie courante depuis le début des années 2000.

Ses deux prouesses pour ce numéro restent malgré tout la séquence d’introduction avec sa première page verticale à la Miller censée retranscrire le vertige de l’horreur mais qui comme la splash ouvrant l’épisode précédent s’avère au final être un leurre; l’autre morceau de choix est bien sûr l’apparition du Caïd, masse plus grande que nature toujours nimbée dans l’ombre.
Les jeux d’ombre et de lumière permettent de souligner tout à la fois la duplicité du méchant mais aussi, paradoxalement, de retranscrire sa puissance et son pouvoir tant il semble à l’étroit dans des cases ne pouvant le contenir entièrement.
Un épisode quelque peu transitoire dans sa volonté de poser les fondations des épisodes suivants mais toujours aussi diablement passionnant et dont la fausse conclusion permet de constater que malgré une apparente sérénité, la fièvre couve toujours au fond de Murdock.

Je me souviens à l’époque avoir ressenti un certain malaise devant ce numéro. Un malaise assez indescriptible qui venait de la partie graphique : je ressentais l’odeur que pouvait sentir Lance lorsque son père lui rend visite. Il y avait un vrai travail d’atmosphère que je ne pouvais capter que plus tard, à force de relire ces épisodes.
Si aujourd’hui la narration de JrJr est bluffant d’efficacité, c’est sur Nocenti que je m’attarde à la lumière de ton article. Ce que j’apprécie, c’est qu’il n’y a pas de jugement. Ce n’est pas manichéen. Chaque camp pense œuvrer pour une cause qui lui est « juste » mais dont on perçoit les dérivés que cela peut amener. Ça reste un récit intemporel vraiment sublimé par une team artistique au top (cette représentation du Caïd par ex ou l’utilisation effectivement de cadrage cinématographique mais aussi très sobre par moment).
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