
« Alors voilà ! C’est un jour comme un autre !
Vous vous levez, vous vous préparez à aller au boulot, prenez le métro, faites les courses…
Et là tout bascule !!
Que feriez-vous donc si la fin du monde arrivait là, maintenant, tout de suite ? »
C’est toute la question de cet épisode.
Mais avant cela, et comme tout le monde sait que faire le Stéphane Bern des comics c’est un peu notre dada chez Comics Oddities, un peu de coulisses éditoriales.
En effet, cet épisode est partie prenante de l’event mutant de l’année, The Fall of the Mutants.
Ann Nocenti, alors toujours editor des X-Men, n’a bien sûr pas manqué de lier une fois de plus sa série aux comics les plus vendeurs du moment, un peu d’auto-promotion ne faisant jamais de mal.
Cependant, le crossover des mutants se retrouve alors pris dans la tourmente entourant le passage de flambeau entre Jim Shooter et Tom DeFalco.
C’est ainsi que l’on voit plusieurs annonces dans le Marvel Bulletin à propos des épisodes concernés par le crossover sauf que les évènements finalement publiés ne correspondront que peu aux annonces faites.
Faut-il y voir une des conséquences de la reprise en main de l’editorial par DeFalco en toute urgence ?
C’est bien possible.
Daredevil 252 fait ainsi partie des séries touchées par ces changements de plan puisque le Bulletin annonçait un combat entre Bullet et War, l’un des cavaliers d’Apocalypse, ainsi que l’apparition d’un nouveau vilain, Bad Seed.
Les événements publiés seront finalement bien différents de ces promesses.

Et c’est tant mieux !!!
Car n’y allons pas par quatre chemins, ce Daredevil 252 c’est juste… l’un des meilleurs putain de tie-in jamais publié !
Un point c’est tout !!
Voilà, ça c’est dit !
Alors, certes les pisse-froids diront que cet épisode est totalement dispensable par rapport à la trame globale de Fall of the Mutants mais on les emmerde.
Avec ces 40 pages, Ann Nocenti donne une putain de leçon d’écriture en faisant un tie-in à la fois raccord avec l’event mais aussi en questionnant la logique de ces fins du monde perpétuelles dans les univers Marvel et DC et en livrant un résultat tout personnel mais pourtant aussi parfaitement lisible de manière isolée.
En effet, nul besoin d’avoir acheté les autres parties du crossover pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette aventure de DD.
De même, Nocenti réussit à adroitement lier l’attaque d’Apocalypse sur New-York avec sa propre thématique de la peur nucléaire qu’elle a développé lors des épisodes précédents.
Elle prend aussi en compte la nature très urbaine du personnage de Daredevil en focalisant toute l’histoire au niveau de la rue, du trottoir, du simple passant et c’est ce qui en fait toute la force.
Finalement, l’attaque d’Apocalypse se passe quasiment intégralement off-panel et cela rend le tout beaucoup plus angoissant.
Bien avant Kurt Busiek dans Marvels, Nocenti s’intéresse aux conséquences de la politique de destruction permanente du Marvelverse avec une force et une justesse qui enfonce largement tous les Frontline de la terre.
Jamais auparavant le lecteur n’a ressenti avec autant d’acuité, autant de précision, autant de justesse ce que cela fait de vivre dans un monde où des tarés en collants se balancent des immeubles à la figure et où des entités cosmiques posent le pied en plein milieu de Times Square.
En plongeant Manhattan dans une pénombre rappelant celle du héros, Nocenti nous prend aux tripes en nous enfonçant de plein pied dans l’effroi et la terreur du simple new-yorkais qui voit le ciel lui tomber sur la tête et doit se débrouiller pour survivre au milieu de ces slips détruisant tout sur leur passage avec un entrain quelque peu effrayant.
Une fois la dernière page tournée, on se dit qu’il faut être un putain de masochiste suicidaire pour vouloir vivre dans le New-York de Marvel (et autant dire que ça ne s’est pas arrangé depuis).

Fall of the Mutants sert d’autant plus les réflexions de Nocenti qu’elle prend finalement le nom d’Apocalypse au sens le plus littéral du terme et lui permet de conclure sa thématique de la peur nucléaire en convoquant l’imaginaire post-apocalyptique et les thèmes de l’après catastrophe.
Et là aussi, elle touche plus juste en 40 pages qu’au cours de l’intégrale d’un Walking Dead se répétant et ratiocinant à loisir sa morbidité vendeuse.
Elle peint ainsi tour à tour les angoisses du pauvre, du riche, du vieillard comme de l’adolescent et son apocalypse n’apparaît finalement que comme le révélateur d’un monde qui dansait déjà au-dessus de l’abysse; les durs, les pleutres ou les courageux n’étant plus masqués par le fard des usages sociaux
D’un côté se trouve les vigilantes et les milices armées conservatrices en droite ligne d’un Justicier dans la Ville et prêts à tout pour défendre leurs privilèges et leur pouvoir dans un monde où cela n’a plus de sens.
De l’autre, un groupe d’anarchistes échappés de Mad Max se rangeant à la loi du plus fort, un cocaïnomane nommé Ammo et ressemblant à une version punk et street des yuppies de Wall Street ainsi qu’à une version croisée de Snake Plissken et de son antagoniste The Duke dans le fameux Escape From New York de John Carpenter, film qui mettait déjà à bas le masque bienséant de la société.
La scénariste trace une ligne reliant ces deux couches de la société et, annonçant la figure du gangsta qui va marquer la mythologie du rap, démontrant bien que ces gangsters qui effraient tant les cols bleus ne sont que la version violente et échappée des égouts des moghuls de la finance à la Jordan Belfort que les yuppies vénèrent (« You need people like me » ©Tony Montana).
Entre les deux, on a le citoyen moyen, celui qui se cloître chez lui en espérant que l’orage passe ou qu’on l’oublie, le vieillard préférant mourir plutôt que de vivre dans un monde en ruine, le médecin tentant de sauver son prochain ou bien l’adolescent proto-gothique se débattant avec ses pulsions morbides et à la recherche d’un modèle.
Au-dessus de tout cela, on retrouve bien sûr Daredevil que la scénariste définit à la fois comme la figure d’un ange gardien éclairant le chemin pour ceux qui ne peuvent marcher tout seul, comme le bras de la justice qui prend du recul et continue d’affirmer ses principes moraux même dans les temps les plus troublés et la figure de l’Homme, celui qui marche, tombe et se relève encore et encore et dont Nocenti fait un moderne Sisyphe en droite ligne des réflexions d’Albert Camus (dont la présence sera reconvoquée à la fin de son run).
L’existence est peut-être absurde mais l’Homme ne doit jamais baisser les bras et continuer de se révolter et d’être mu par sa passion, celle de la Justice dans le cas de Matt Murdock, afin d’apporter un sens à son univers.
Mais Murdock n’est pas la seule figure d’espoir dans cet épisode très sombre puisque la scénariste met en scène un criminel, un homme que d’aucun qualifierait de mauvais mais qui retrouve contact avec sa propre humanité en prenant soin d’un bébé abandonné; l’étincelle de lumière prête à s’embraser existant dans les ténèbres de l’âme de tout homme.

Malgré tout, la conclusion reste douce-amère que cela soit au travers de la mort de Cain (on appréciera l’ironie de convoquer la figure biblique du meurtrier pour lui donner cette fois la place de la victime) ou du dialogue entre Daredevil et la Veuve Noire (seul petit raté de cet épisode, la présence de la Veuve n’ayant pas une grande utilité) :
« – On a tous accepté le désastre comme si on y était préparé.
– Surtout les gosses… c’est « Mad Max » pour eux.
– C’est triste. Inconsciemment, on pense tous qu’un cataclysme nucléaire est inévitable. Il ne nous surprendra même pas. »
Des mots dont la puissance continue de résonner encore de nos jours et dépassent la simple question nucléaire comme le montre le phénomène croissant des climato-anxieux.
Car finalement, la plus grande force et la plus grande faiblesse de l’Humanité est de s’habituer à tout même à l’Horreur.
La partie graphique est à l’avenant du scénario avec une paire John Romita Junior – Al Williamson tout simplement sublime.
Les deux hommes livrent des planches saturées d’ombres et de fines lignes parallèles, parfois totalement plongées dans le noir pour un résultat qui ne fait que renforcer l’angoisse, la claustrophobie, la grisaille post-nucléaire se dégageant de cet épisode.
Les personnages ne sont parfois que de simples ombres se découpant sur le ciel, ce qui renforce l’impression de désolation, d’isolement et de danger prêt à surgir au moindre coin de rue.
Et n’oublions pas la magnifique colorisation de Christie Scheele toute en sobriété et en retenue.
Les planches oscillent ainsi entre le gris et le noir le plus total tout juste troué par le rouge du costume de DD et les lumières des torches déchirant l’obscurité, ce feu porteur à la fois d’espoir et de destruction, de vie et de mort, ce symbole de la naissance et de la (future) fin de l’Humanité.
Dernier petite coquetterie de l’épisode, la présence d’un homme délirant (mais jamais montré) et criant à tout bout de chant le nom de sa dulcinée à laquelle il se raccroche comme à une dernière bouée d’espoir.
Un nom qui annonce de manière aussi élégante que discrète les tourments à venir de l’homme sans peur : Mary.
