
Qu’en est-il donc des qualités et des défauts de ce Marvel Graphic Novel que nous avons commencé à aborder ici?
Il convient tout d’abord de saluer ici tout le travail effectué par David Michelinie afin de rendre intéressant et enthousiasmant un pitch pour le moins minimaliste, et de surcroît déjà-vu chez Marvel, tout en étant basé sur un des personnages les plus fades de la compagnie.
Le Pharaon/Monolithe Vivant est une création d’Arnold Drake vite récupérée par la paire Roy Thomas/ Neal Adams et qui vaut surtout pour le design que lui donna le dessinateur.
Le seul (maigre) intérêt de tout cela est qu’Ahmet Abdol servit plus ou moins de prototype à l’autrement plus intéressant Ra’s Al Ghul du même Adams.
Pour le reste, et mis à part une capacité de transformation « godzillesque » propre à faire plaisir aux dessinateurs en mal de bastons vitaminées, rien ne le distingue de la cohorte de mégalomanes-aspirants maîtres du monde pullulant dans les univers super-héroïques.
Pour tout dire, avec son décorum égyptien de pacotille, le Pharaon apparaît même assez ringard pour l’époque.
Si l’on ajoute à cela que l’idée de héros s’unissant face à un Monolithe déchaîné dans New York est un poncif des comics Marvel (on peut citer un arc de Power-Man and Iron Fist et surtout un arc de Marvel Team-Up de Chris Claremont et John Byrne), autant dire que donner un intérêt à son récit tient de la gageure pour le scénariste.
Et pour le coup, Michelinie s’en sort très bien en changeant l’angle d’approche de son histoire et en se focalisant sur les motivations, les pensées et les sentiments de son vilain lui permettant de dépasser le stade de simple antagoniste et d’être le véritable « héros » de cet album.
Le scénariste prend le temps de poser son histoire afin de donner enfin consistance à un personnage dont l’épaisseur psychologique était jusqu’alors égale à celle du papier sur lequel il est imprimé.
Finalement, la fameuse destruction bigger than life voulue par Jim Owsley n’occupe qu’un tiers de ce MGN, le reste étant tout d’abord consacré à un long flashback nous permettant de mieux connaître l’histoire et les sentiments d’Abdol avant de suivre les manœuvres de ce dernier qui semble autant guidé par sa volonté propre que par l’inéluctabilité tragique du destin.

Surtout, David Michelinie renoue avec la figure du grand vilain tragique à la sauce Marvel, ce genre d’être dont l’intelligence (et/ou la férocité) est contrebalancée par un drame personnel et des failles psychologiques/sentimentales qui rendent ces icônes du Mal à la fois fascinantes et attachantes.
Il y a du Doom, du Mole Man, du Kingpin, du Magneto dans le portrait qui est livré sous nos yeux.
Prisonnier du passé et des traumas de l’enfance, Abdol ne peut que provoquer sa propre chute par son incapacité à aller de l’avant et son impossibilité à cesser de se définir par les évènements qui ont modelé sa vie jusque-là.
Au final, le Pharaon ne nous apparaît pas comme un être réellement mauvais mais plus comme une personne ayant pris le mauvais chemin en sacrifiant tout ce qui comptait dans sa vie au profit d’une vaine quête de reconnaissance (mais y-a-t-il quelque chose de plus vain que la quête de reconnaissance?).
Au passage, Michelinie renforce le parallèle avec Ra’s en dotant son personnage d’une fille dont les liens avec son père constitueront le point de bascule du récit.
Le scénariste se paie même le luxe de transformer une faiblesse en force, comme ça, l’air de rien.
Devant négocier avec les editors en charge des différents personnages intervenants dans son histoire, Michelinie se voit refuser l’utilisation des X-Men et de Havok alors chasse gardée de Chris Claremont et subissant un contrôle éditorial des plus stricts.
Et pourtant, cette absence ne fait que renforcer son histoire et son personnage qui se serait retrouvé bien écrasé par le poids des stars de la compagnie si elles étaient intervenues.
Pour le reste, le scénariste nous en donne pour notre argent avec une destruction de New York bien inspirée de King-Kong et des héros bien utilisés dans des actions toujours renouvelées et inventives permettant de garder l’intérêt du lecteur durant ce long match de catch.
Passons sur Thor qui, bien qu’apparaissant sur la couverture n’occupe qu’un rôle très secondaire ainsi que sur les Fantastic Four qui sont plus une utilité scénaristique qu’autre chose.
Les véritables « héros » ce sont She-Hulk, Captain America et Spider-Man.
She-Hulk reste dans le schéma classique de la femme forte en vigueur depuis le premier Alien.
Par contre, Michelinie utilise particulièrement bien Captain America dans toute sa puissance de fighting spirit et d’inspirateur pour les autres tandis que l’incarnation de Spider-Man en héros complexé et plus scientifique qu’à l’habitude (enfin jusqu’à l’arrivée de Dan Slott) dénote avec le portrait classique du héros tout en étant bien trouvé et sonnant juste.
En conclusion, Michelinie signe une histoire pas si éloignée que ça de Kraven’s Last Hunt (une autre histoire supervisée par Owsley au passage) où un vilain/héros ringard trouve sa rédemption (dans tous les sens du terme) dans cette aventure finale (même si dans un cas comme dans l’autre la fin n’en sera malheureusement pas une).

Quant à la paire Marc Silvestri et Geof Isherwood, elle nous en met plein les mirettes.
Pour les plus jeunes, oubliez tout ce que vous croyez savoir sur Silvestri.
Oubliez le Silvestri démotivé, faiseur de pin-ups vulgaires, bâclant ses dessins et se souciant plus du portefeuille de sa compagnie qu’autre chose.
Marc Silvestri fut autrefois un très bon dessinateur et cet album le prouve.
Il se soucie ici réellement de narration avec des mises en pages certes classiques mais bien maitrisées, des cadrages bien choisis et des compositions montrant qu’il connaît (ou connaissait) les principes de la narration en images.
Il suffit de prendre l’impressionnante séquence de l’accident de voiture pour constater sa maîtrise du storytelling.
Plus surprenant de la part d’un dessinateur connu pour ce genre de gimmick et avec une histoire pareille, Silvestri évite au maximum les splash pages et les personnages poseurs.
Au contraire, il reste majoritairement sur un schéma classique de 6 cases par page et ses personnages sont toujours en mouvement.
Et pourtant, ce cadre restrictif permet de donner une puissance et un dynamisme au récit montrant bien toute la supériorité d’une bonne narration sur les piteux assemblages de « planches-posters ».
Plus agréable encore, le dessinateur fait preuve d’un talent certain pour donner de l’expressivité aux personnages en n’hésitant pas à lorgner sur un cartoony des plus slapstick particulièrement agréable ou par une utilisation assez habile des mains pour souligner telle ou telle émotion ou pour guider le regard du lecteur au travers de la page.
Artiste encore jeune, Silvestri laisse parfois transparaître ses influences au travers de ses dessins, que cela soit le maniérisme d’un Berni Wrightson (la séquence bascule) ou, surtout, la beauté sauvage et classique de son idole John Buscema (les premières pages entretiennent d’ailleurs un tel mimétisme avec ce dernier qu’on les croirait directement dessinées de la main de Big John).
On touche ici à une autre caractéristique assez intéressante, mais aussi assez roublarde, de Silvestri qui est un dessinateur capable de lorgner sur ses voisins plus populaires afin d’en intégrer des éléments dans son dessin sans jamais perdre son style propre (il ira plus tard lorgner sur le poseur Jim Lee puis sur ses propres disciples pour le pire).
Ainsi, à cette époque, ses pages laissent transparaître les influences conjuguées de Mike Zeck pour les morphologies culturistes classiques et gracieuses et de Walt Simonson, auteur avec lequel il forge une forte amitié, dont on retrouve des traces au travers de certains plans (particulièrement sur la Torche) et dans certaines perspectives heurtées typiques de l’homme à la signature en forme de brontosaure.
L’encrage léché et pointilleux d’Isherwood renforce d’ailleurs le parallèle avec les œuvres de Buscema et de Wrightson.
Si ses encres enlèvent une pointe de dynamisme (et encore, pas trop), elles donnent à l’ensemble un côté « parcheminé » comme si l’on regardait une suite de papyrus et permettant de renforcer le côté épopée mythologique moderne du récit.

Dans tous les cas, nous avons ici un travail appliqué et bien trouvé de la plupart des protagonistes impliqués mais qui pêche malheureusement sur plusieurs points.
Ainsi, Michelinie ne peut s’empêcher de céder à des facilités scénaristiques aussi ridicules qu’éculées dès qu’il bloque sur un point et qui feront involontairement rire aux éclats le lecteur.
il suffit de voir les explications données au changement de design du Monolithe, à la résolution elliptique du dilemme de Spider-Man ou au sort donné aux fidèles du Pharaon pour s’en convaincre.
De plus, certaines phrases placées dans la bouche des héros peuvent les rendre assez poseurs, vaniteux et parfois antipathiques (l’arrivée de Spidey et son échange avec Cap).
Il faut aussi ajouter que pour tout sympathique et bien exécuté que soit ce projet, il ne nécessitait probablement pas d’être intégré à une collection qui se voulait à l’origine comme ambitieuse.
L’histoire ne renouvelle pas les recettes classiques de Marvel, ce n’est pas un creator-owned, et les artistes ne sont ni des stars ni des artistes de haut calibre.
En fait, tout cela aurait parfaitement pu trouver sa place dans les pages de Marvel Team-Up ou d’un Annual quelconque.
Mais la qualité de l’ensemble le place quand même bien au-dessus des ennuyeux New Mutants et Aladdin Effect (On mettra Dazzler: The Movie volontairement à part en raison de sa dimension « autre »).
Pareillement, les dessins de Silvestri ne sont pas exempts de défauts et le dessinateur commet parfois des erreurs de morphologie et de perspectives assez grossières.
Malgré tout, tous ces détails énumérés ci-dessus ce ne sont que des points mineurs.
Non, le véritable problème de cet album découle d’un autre défaut majeur de Silvestri qui n’ira qu’en s’accentuant avec les années, sa prodigieuse lenteur (ou fainéantise, ou son déficit d’attention… on vous laisse choisir).
Car voilà, le dessinateur mit tellement de temps à livrer ses planches que ce MGN, déjà programmé auprès de l’imprimeur et des détaillants, se retrouva énormément en retard sur le planning.
Du coup, Marvel se retrouva obligé d’appeler en catastrophe une armada d’encreurs assistants (chargés d’encrer les décors mais dont on peut se demander s’ils ne sont pas aussi intervenus sur les personnages ici ou là) et d’un nombre encore plus important de coloristes et de lettreurs.
Ainsi, on trouve cités en vrac dans les crédits les noms de Michael Witherby, Brad Joyce, Phil Lord, Keith Williams, Tom Morgan, Michael Davis, Charles Vess, Paul Becton, Janet Jackson, Petra Scotese, Paty (Cockrum), Joe Rosen, Rick Parker, Janice Chiang, John Morelli et Phil Felix.
Et le problème, c’est que cette disparité se voit et même se voit fortement et vient casser l’unité graphique de l’album.
Du coup, ça donne parfois une sensation de patchwork mal maîtrisé, ce qui nous vaut de passer au hasard de pages aux encres très détaillées et travaillées à d’autres plus relâchées et nerveuses ou de jolies couleurs peintes à de la quadrichromie classique.
Si c’est véritablement le seul point noir de ce Marvel Graphic Novel jamais réédité depuis (mais traduit autrefois par Lug dans la collection Top BD), l’histoire et les dessins sont suffisamment forts pour passer outre ce défaut et vous offrir un excellent moment de lecture tant Micheline et Silvestri arrivent à donner un caractère exceptionnel à cette histoire bigger than life qui serait diluée de nos jours dans un event mal foutu sur huit mois et 120 tie-ins contradictoires.
C’est surtout le début de l’ascension de Marc Silvestri qui grâce à sa prestation sera ensuite embarqué par Owsley sur la série Web of Spider-Man.

Au rayon curiosité et « WTF », cet album est aussi connu pour deux détails découlant de sa superbe et choquante couverture inspirée des affiches de films catastrophes des années 70.
Les années 80 sont en effet marquées par la détente progressive de la Guerre Froide et l’effritement du pouvoir communiste qui aboutira à la chute de mur de Berlin et l’ouverture du bloc de l’Est.
Dans ce contexte, ce graphic novel est étrangement (ou pas) le premier comic traduit dans plusieurs pays communistes (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie).
La raison à cela ?
Et bien, la couverture justement puisqu’elle plut tellement aux instances communistes dirigeantes, croyant avoir affaire à un récit mettant à mal l’ennemi américain, qu’elles ne prirent même pas la peine de feuilleter l’intérieur pour donner leur aval.
Cette même couverture qui fit reparler d’elle après le 11 septembre 2001 en devenant l’une des chouchoutes des fanatiques de théories conspirationnistes et apocalyptiques.
Ainsi, vous pouvez trouver sur le net plein de sites et de blogs qui développent des théories délirantes et qui sentent bien le fumage de moquette liant le 9/11, la couverture de ce MGN, Thor, Cap et la judéité de Jack Kirby, la nationalité du Pharaon, l’ancien hôtel Radisson qui se trouvait à côté du WTC et le monolithe… du 2001, l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick.
C’est somptueusement con et très drôle dans les tentatives d’explications comme quoi Kirby, Kubrick et Michelinie sont des Illuminatis et que le MGN prophétise la chute du WTC qui n’est que le premier signe de la future guerre entre égyptiens et israéliens qui déclenchera l’Apocalypse.
Mais foin de ces débilités et précipitez-vous sur cet album qui vous fera passer un très bon moment.
Quant au prochain Marvel Graphic Novel, il concernera l’un des protagonistes de ce Revenge of the Living Monolith et ne sera cette fois-ci non pas l’oeuvre d’une star en devenir mais de LA star de Marvel à l’époque.

Il y avait donc une raison à ces différences graphiques que je pouvais ressentir par moment ! Je ne savais pas qu’il y avait eu autant de participants pour « résoudre » les retards qui s’accumulaient!
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