
Reprise des affaires en douceur avec ce second numéro de Noël d’Ann Nocenti et de John Romita Jr (enfin, premier pour ce dernier).
Cette constante des épisodes de « festivités » démontre que la scénariste a bien étudié le portrait christique de Daredevil tracé par Frank Miller.
En effet, chacun de ces épisodes marchent chacun à leur manière sur les brisées de Born Again avec à chaque fois un DD passant les fêtes avec les exclus et la lie de la société.
Cette volonté est d’autant moins un hasard qu’à l’occasion de ce nouveau Noël, de bien meilleure qualité que le précédent, le Caïd effectue son grand retour et reprend les choses là où Miller et David Mazzuchelli les avaient laissées.
La figure archétypale du Mal gangrénant la société urbaine américaine brûle toujours d’une envie débordante de vengeance envers l’ex-avocat aveugle qu’il n’a pas réussi à briser.
Ces 22 pages bien remplies voient donc s’entrecroiser 3 histoires où les choix des protagonistes tissent des intrigues s’influençant les unes les autres.
Le premier héros de cette histoire est Eighball, l’un des petits skaters hérités de la mini-série Longshot de Nocenti.
Oscillant entre le bien et le mal, il suit une longue course-poursuite entre Tête à cornes et les Wildboys, deux gangsters sans pouvoirs mais au look pour le moins… heu… nous dirons « flamboyant ».
Jeune garçon grandissant dans un milieu sordide et en manque de véritable structure familiale, à l’instar des autres membres du Bratpack, il apparaît comment n’importe quel enfant de son âge comme particulièrement influençable et soucieux de vouloir paraître plus dur qu’il ne l’est afin de survivre à un monde qui n’est pas tendre envers lui.

Il se retrouve donc partagé tout au long du récit entre sa fascination pour les deux délinquants des Wildboys et la figure paternelle à la fois rassurante et imposante de Daredevil.
Forcément, l’exemple des deux gangsters lui laisse entrevoir ce qui paraît être à ses yeux une forme de liberté qui est aussi facile que factice.
Il est en effet bien tentant d’ignorer les lois pour se réfugier derrière celle du plus fort, prendre ce que l’on veut et rendre coup pour coup à une vie et une société qui n’a fait que t’envoyer des gifles jusqu’à présent.
C’est heureusement la présence et les mots de DD ainsi que l’amour du petit garçon pour la petite Darla qui le ramèneront dans le droit chemin.
L’échange final entre les deux enfants est magnifique d’émotions rentrées et de ces mots que l’on arrive pas à sortir face à la première fille qui fait battre notre cœur.
Un modèle d’écriture toute simple et particulièrement touchante.
La scénariste apparaît ici plus fine qu’elle ne le fut précédemment et tout en continuant de pointer les insuffisances de la société et l’influence que celle-ci, les parents, les images ou les adultes peuvent avoir sur les enfants, elle réintroduit l’idée de l’auto-détermination des êtres.
Pour elle, nous ne pouvons rien faire de plus que de montrer l’exemple, discuter, partager nos valeurs en espérant que celles-ci fassent leur chemin dans l’esprit de l’autre plutôt que de les imposer arbitrairement.
Et c’est finalement bien Eighball qui reste décisionnaire de la voie qu’il veut suivre.
La vie n’est peut-être pas facile pour lui mais il découvre par lui même ce qu’il peut retirer comme satisfaction des valeurs de partage et d’amour.
Ok, ça fait très préchi-précha béat dit comme ça mais c’est bien dans l’esprit des contes de Noël et écrit de manière assez juste par Nocenti pour faire mouche.
Et bien sûr celui qui représente cet esprit c’est bien évidemment Daredevil qui se mue tour à tour en ange gardien, Père Noël, Père Fouettard, confesseur, bon samaritain et figure christique du récit.
Le diable rouge incarne donc ici à lui tout seul les différentes figures tutélaires de la fête chrétienne.
Après des débuts qui furent hésitants, la scénariste semble enfin avoir compris le personnage de Matt Murdock tel qu’il fut redéfini dans Born Again.
Elle en a saisi le portrait et utilise son récit pour réaffirmer cette figure tout en préparant des péripéties où elle compte bien pousser le bouchon encore plus loin que son illustre prédécesseur.
DD prend même dans sa poursuite des Wildboys des accents à la Dirty Harry chers à Miller : un calme froid, une violence maîtrisée et une assurance impériale semblant marier parfaitement le feu et la glace, la définition même du personnage bad-ass.

Pour autant, Murdock reste un fervent adepte de la loi et de la justice ainsi que des valeurs de charité.
Le Caïd a beau lui avoir tout pris, c’est au milieu des sans-abris, des junkies, des prostituées, des orphelins, des exclus du système qu’il se retrouve en tant que justicier et en tant qu’homme.
Pour tous les rejetés de la vie qui errent dans Hell’s Kitchen il apparaît à la fois comme un protecteur, un confident mais aussi un ami dans son acceptation la plus pure, quelqu’un qui ne les jugera pas et sera toujours là pour les aider de la manière la plus désintéressée qui soit.
Ce qui fait la force de Matt Murdock ce ne sont pas ses super-pouvoirs ou sa tenue flamboyante de justicier, c’est son cœur.
Et ce sera aussi sa plus grande faiblesse, comme le réalise le Caïd à la fin de l’histoire.
Un Wilson Fisk qui fait enfin son grand retour après presque deux ans d’absence de la série et qui entérine le fait qu’Annie Nocenti compte dorénavant bien s’inscrire dans la foulée de l’auteur de Dark Knight Returns.
Comme Miller, elle fait du Caïd la représentation de ce qu’elle considère comme les maux infectant les villes, non seulement la criminalité mais aussi la collusion entre les mondes du crime, de la politique et des affaires.
Le Caïd en cette nuit de Noël prend d’ailleurs des atours de l’Ebenezer Scrooge du fameux Chant de Noël de Charles Dickens.
Il est la personnification du profit déshumanisé, de l’argent et du pouvoir roi, l’expression ultime d’un ultra-libéralisme où l’être humain peut bien être écrasé comme une mouche du moment que cela permet de faire plus de profit.
Depuis qu’il a perdu l’amour de sa Vanessa dans le Marvel Graphic Novel « Love and War », le Caïd a perdu toute foi dans les sentiments et, en bon pragmatique qu’il est, ne croit plus qu’en la recherche du pouvoir et dans une vision matérialiste de la vie pour donner un semblant de sens à la sienne.
Dorénavant, il a fait sien l’adage selon lequel il vaut mieux régner en enfer que servir au paradis.
Malheureusement pour lui les mouches continuent à voler, d’autres êtres humains ont encore de la décence et ne sont pas prêts à sacrifier un repas de Noël en famille pour du pognon…. et surtout, Murdock vit toujours et continue de servir au paradis avec bonheur comme pour lui rappeler ce qu’il ne pourra jamais atteindre.
Pour le Caïd, Daredevil n’est même plus un obstacle, une vengeance ratée, mais bien un crachat à son visage, une offense, une humiliation tant la présence du justicier rouge est pour lui un rappel permanent de ses échecs en tant qu’être humain.
Et si dans sa logique pervertie l’amour fut sa perte, alors elle sera aussi celle de Daredevil.
Ce qui sera tout l’enjeu de la saga à venir.

On constate donc tout au long de ce comic book le palier que vient de franchir Ann Nocenti dans son écriture.
Elle arrive dorénavant à mêler ses obsessions personnelles avec l’héritage laissé par ses prédécesseurs sur la série.
Elle en profite aussi pour affiner ses portraits des personnages ainsi que ses questionnements sociaux en confrontant les personnages les uns aux autres plutôt que d’affirmer ses vérités de but en blanc comme elle pouvait le faire dans les premiers épisodes de son run.
De la même manière, elle se met à manier les niveaux de lectures avec efficacité comme dans la magnifique page finale en forme de queue de poisson où un sans-abri demande une pièce au Caïd, nous laissant nous demander s’il reste encore un peu d’humanité dans ce dernier, mais s’adresse aussi directement au lecteur le questionnant sur sa propre capacité à faire un geste envers son prochain.
Une page magnifiquement servie par un JRjr tout en approche cinématographique qui joue souvent dans ses pages sur les notions de zoom et de répétition d’un plan fixe.
Le duo qu’il constitue avec Al Williamson trouve un équilibre parfait dans sa complémentarité artistique.
Au premier, le développement d’un découpage en droite ligne du meilleur du cinéma, une mise en scène fluide et puissante à la fois, et la mise en forme de personnages imposants que vient contrebalancer la finesse de l’encrage du second qui retranscrit parfaitement la crasse et la pollution des villes ainsi que la fusion entre les protagonistes et les lieux où ils agissent par la grâce de ses célèbres multiples lignes parallèles.
Il suffit de voir ici ou là la manière dont DD se fond avec les gargouilles des immeubles tel le Batman de la Distinguée Concurrence ou les contours parfois évanescents d’un Caïd perdu dans l’ombre et la fumée de son bureau; un Wilson Fisk presque aussi fantasmatiquement massif que la version qu’en avait donné Bill Sienkiewicz dans Love & War.
Tout au plus peut-on esquisser un sourire devant le look très… folklorique des Wildboys dont l’un d’entre eux passe son temps à tirer la langue de façon démesurée avec encore plus d’assiduité que Gene Simmons tandis que le second ressemble à un Chuck Norris qui aurait volé la moumoute choucrouté du Hoff.
De même, ils apparaissent comme une menace bien faible face à DD mais il convient de rappeler qu’ils servent surtout de McGuffin aux autres éléments de l’histoire.
Au final, un épisode qui développe des faux-airs de fill-in pour mieux tromper son lecteur qui trouvera en fait ici l’un des plus profonds épisodes de Daredevil ainsi que le point de départ de tout ce qui va suivre.
