Graphic Nuggets, Marvel Graphic Novels, Trans-America-Express

Greenberg The Vampire (Jean Marc DeMatteis/Mark Badger)

Greenberg 1
© Marvel Comics

Et après ce long carême « bédéique », l’année 1985 se termine avec du lourd de chez lourd avec ce Marvel Graphic Novel qui vient rejoindre l’excellence de Heartburst et Starstruck.
Normal nous direz vous puisque ce projet n’est cette fois-ci non pas un projet éditorial mais celui d’un auteur alors en pleine redéfinition de son art qu’il parvient à pousser vers de nouveaux sommets : Jean-Marc DeMatteis.

DeMatteis

Jean-Marc (à l’origine John-Marc) DeMatteis est né d’une famille juive à Brooklyn et s’avère très vite un boulimique de littérature qu’il parcourt sans distinction de genre ou de niveau (comics, récits fantastiques, littérature russe…).
Parfait prototype du baby-boomer américain, DeMatteis se passionne d’abord pour le Rock et le Doo Wop et se met à la musique en intégrant plusieurs des multiples groupes pullulant lors de l’explosion Garage et tentant d’émuler les gloires anglaises des sixties.
Puis il plonge ensuite sans commune mesure dans la « révolution hippie ».
Il faut dire que celle-ci, avec son bric à brac de théories New-Age, répond aux aspirations spirituelles d’un DeMatteis qui passe son temps-libre à étudier la Kabbale mais aussi les écrits chrétiens, musulmans ou bouddhistes.
Même s’il adopte alors, et jusqu’à aujourd’hui encore, le mystique indien Meher Baba comme maître spirituel (à l’instar de Pete Townshend des Who), il garde un intérêt poussé pour toutes les formes de spiritualités et d’ésotérismes et qui parcourront plus tard son œuvre.

Ne se sentant pas en phase avec le mode de vie rock n’ roll des groupes de musique et percevant que ses points forts résident dans l’écriture et la composition, il décide de prendre du recul par rapport au monde de la musique sans toutefois se décider à le quitter tout à fait puisqu’il publiera un album bien des années plus tard.
Il intègre le staff du magazine Rolling Stones au début des seventies en tant que critique musical, poste qu’il occupera quelques années.
Parallèlement, et sentant que le journalisme n’est pas un domaine propre à laisser s’enflammer l’imagination d’un écrivain (sauf quand on travaille aux Inrocks ou à Telerama! Nyark nyark!), DeMatteis se rappelle son amour de jeunesse pour les comics et commence à envoyer des ébauches d’histoires à Marvel et DC sans rencontrer de réponse positive.
C’est finalement un jeune editor du nom de Paul Levitz qui lui répond favorablement et le prend sous son aile en lui prodiguant conseils et encouragements avant d’enfin permettre à DeMatteis d’écrire pour DC.

Le jeune auteur commence alors à écrire divers récits pour les magazines fantastiques de la compagnie (Weird War Tales, House of Mystery…) qui sont alors considérés, comme se plaît à le déclarer l’auteur, comme « le vaudeville des comics. Un lieu permettant aux auteurs d’essayer, de se planter, d’apprendre et de se développer ».
Ses prestations attirent l’oeil de Marvel qui décide de publier aussi certaines histoires du nouveau venu dans ses propres anthologies (Bizarre Adventures) et lui confie les destinées du plus bizarroïde et occulte groupe de la Maison des Idées, The Defenders.
En 1981, il est finalement débauché par Marvel qui lui offre un contrat d’exclusivité.
De cette première période émerge un premier succès I…Vampire (DC), très certainement influencé par le tout récent Interview with a Vampire d’Ann Rice (1976), et qui détonne dans le paysage du comic book en proposant une figure du vampire plus complexe et romantique qui fera florès dans les décennies suivantes (jusqu’à la dégénérescence du genre entre la seconde moitié des 90s et la fin des 00s).

Bizarre Adventures 29.1
© Marvel Comics

A la même époque, le scénariste a écrit un court récit dessiné par Steve Leialoha, et passé inaperçu, dans Bizarre Aventures 29 mettant en scène un vampire d’un tout autre genre, certes moins maîtrisé que I… Vampire mais foncièrement plus original encore, un certain Greenberg.
Mais, devenant exclusif chez Marvel, il referme un temps la parenthèse du fantastique pur et entre de plein pied dans l’univers des superslips.
Il continue alors d’écrire The Defenders dont les ventes ne cessent de décroître et qui l’emmènent à reformuler la série en New Defenders dans une version sonnant comme une ébauche de ses futurs JLI-JLE (formule pillée bien des années plus tard par Brian Bendis sur ses séries de groupes avec beaucoup moins de maestria).
Il entame aussi un long cycle comme scénariste de Captain America qui tirera souvent vers le domaine allégorique qu’il affectionne tant et écrit aussi un run de Marvel Team-Up qui lui permet pour la première fois de mettre en scène son super-héros préféré, Spider-Man.

Mais en 1985, DeMatteis doute et se sent mal à l’aise dans le monde des superslips.
Il faut dire, que malgré ses premières tentatives humoristiques, il n’a pas réussi à enrayer l’effondrement des ventes de Marvel Team-Up et de The Defenders qui s’éteignent toutes deux en 1984.
Il est vrai que durant cette première période super-héroïque, le scénariste a alterné le meilleur comme le pire en tombant parfois dans les clichés les plus éculés du comic book dès que l’inspiration venait à lui manquer (pour un bon exemple, reportez-vous à son épisode AEM).
DeMatteis est alors un scénariste qui a du mal à doser ses effets et, même si sa « voix » commence à se faire entendre ici ou là, il écrit alors trop souvent dans l’optique de satisfaire ses editors selon ses propres mots.
Se sentant corseté chez les super-héros, il décide de prendre du recul et de se consacrer à des projets plus personnels.
Il écrit alors une dernière mini-série consacrée à The Gargoyle, son personnage fétiche des Defenders, tout en démarchant Archie Goodwin en lui soumettant une future mini-série pour le label Epic.
Sur The Gargoyle, DeMatteis travaille avec un jeune dessinateur qui trouve là son premier travail régulier : Mark Badger.

Mark Badger

Mark Badger fait partie de cette mouvance de dessinateurs surgissant alors chez Marvel suite aux succès d’Howard Chaykin, de Frank Miller et de la « métamorphose » de Bill Sienkiewicz: les Mary Wilshire, Kyle Baker (grand ami de Badger avec lequel il collaborera plusieurs fois), June Brigman, Cynthia Martin…
Bien décidé à suivre les traces de son idole Chaykin (il reprendra plus tard en compagnie de DeMatteis l’American Flagg!! de Chaykin, série qui influença autant le DKR de Frank Miller que le Watchmen d’Alan Moore, le Transmetropolitan de Warren Ellis ou divers travaux de Bendis), Badger intègre alors les rangs de Marvel où il produit quelques fill-ins et diverses couvertures pour Hulk ou… les New Defenders de DeMatteis.

Alors que les deux compères travaillent sur The Gargoyle, le scénariste trouve une certaine parenté dans le trait de Badger avec le style de Leiahola et propose à son dessinateur de travailler sur une histoire mettant en scène un certain vampire de sa création, Greenberg.
Le dessinateur accepte et décide pour la peine de passer à la peinture.
Les deux artistes commencent à produire quelques pages et les soumettent à un Shooter ébahi qui déclare « Je ne comprends rien à ce que vous faîtes. Ce n’est certainement pas du comic book mais c’est de l’Art, de la Littérature » et donne son feu vert au projet.
Et c’est ainsi que paraît le Marvel Graphic Novel consacré à Greenberg the Vampire au moment où sort l’oeuvre maîtresse de DeMatteis chez Epic, la maxi-série Moonshadow qui s’étalera sur deux ans, et dont il constitue à la fois la clef et la face pile.

« Greenberg est un écrivain célèbre mais il cache un noir secret.
C’est aussi un vampire.
Mais un vampire extrêmement civilisé et qui n’a pas abandonné les liens avec l’Humanité et continue d’avoir une vie sociale.

Il a une petite amie (responsable de son état d’ailleurs), des amis (humains) et une famille (humaine elle aussi) au courant de son secret.

Mais l’auteur à succès traverse une grave crise de la page blanche.
Outre ses problèmes relationnels avec son omniprésente famille et son blocage d’écriture, Greenberg devra affronter un mal bien plus noir et présent depuis l’aube de l’Humanité. »

Et DeMatteis fait mouche !!!
Le scénariste alors intéressant mais maladroit devient finalement l’un des auteurs les plus en vue de la décennie et fait la synthèse de ses diverses expérimentations au travers de son alter-ego.
Car Greenberg est DeMatteis !!!
Même profil d’écrivain alors en pleine phase de doute.
Même entourage brooklyno-judaïque.
Même sensation d’être différent tout en l’assumant totalement.
C’est peu de dire que le récit à un fort caractère autobiographique et qu’il servit de catharsis à l’auteur.
En fait le projet de J.M. DeMatteis était d’écrire un « Woody Allen chez les vampires »… et c’est exactement cela au bout du compte.
Pour tout dire les vampires et leur folklore, présentés ici sous un jour nouveau à la fois foncièrement original et parfaitement logique, ne sont que l’aspect le plus mineur de cet album tant il tiennent un aspect purement décoratif (même si une large place est faite à une certaine mère des vampires bien connue de tous les amateurs de théologie et mythologie).

Greenberg 2
© Marvel Comics

Non, ce qui intéresse véritablement l’auteur c’est la question du vampirisme en tant que concept et métaphore, question qui semble être pour lui le fondement des relations humaines.
Vampirisme de la famille, des parents envers les enfants et vis-versa, vampirisme du couple où chacun des partenaires se construit sur l’autre, vampirisme des producteurs de cinéma qui se nourrissent des scénaristes, vampirisme de l’être consumé par une société qui le sollicite de toutes parts mais dont chacun essaie de tirer profit…
Et au centre de cette question se trouve l’auteur, l’artiste, le créateur, cet être qui vampirise tout ce qui l’entoure, y compris et surtout lui-même, afin de nourrir son Art mais qui est aussi la proie de sa Muse qui le coupe du reste du monde et peut lui faire rater ce que la vie a de plus précieux.
Ici tout le monde est à la fois victime et prédateur et ce qui semble être au premier abord une malédiction n’est finalement qu’un mal (ou un bien) qu’on ne cesse d’apprendre à maîtriser tout au long de sa vie.

Tout cela pourrait s’avérer un pensum bien lourd si l’humour typiquement juif new-yorkais de l’auteur et les relations touchantes entre les divers protagonistes ne venaient contrebalancer tout cela et finalement ancrer le récit dans le réel de manière beaucoup plus fine et maîtrisée qu’on ne pourrait s’y attendre au premier abord.
Ceci pourra paraitre surprenant de la part d’un auteur comme J.M. DeMatteis souvent capable de partir dans l’ésotérisme le plus total.
Au contraire, l’auteur arrive à nous faire rire et sourire grâce à plusieurs bons mots et grâce à des mésaventures domestiques à la fois outrancières mais tellement familières pour chacun d’entre nous.
Pareillement, il dresse un portrait parfait de la cellule familiale, ce lieu de tous les conflits mais pourtant aussi le lieu de l’amour inconditionnel.
Le scénariste arrive aussi à dépasser le schéma classique de la maman et la putain grâce au personnage de la compagne d’Oscar Greenberg qui ne rentre dans aucun de ces deux cas de figure et s’avère l’égale de son homme (même si l’on sent bien l’amour énorme que porte l’auteur à sa mère tout au long de la lecture).

L’autre thème central est bien évidemment la figure de l’écrivain et les tourments de la création.
DeMatteis nous plonge en plein dedans tant et si bien que le dessinateur s’efface plusieurs fois afin de laisser place à des passages en prose qui sont autant de tentatives d’écritures « ratées » de Greenberg.
Mais ce n’est bien sûr pas le seul thème qui traverse ce graphic novel qui offre autant de réflexions sur la différence, le cinéma, New York, le rapport aux femmes, la foi… ou la soupe au poulet.
Et pourtant, tout cela semble s’imbriquer de façon naturelle et jamais indigeste.
L’histoire coule de façon calme et limpide comme un rivière sous un soleil d’Automne.
Le lecteur voit défiler les pages sans ennui et se trouve à laisser son esprit vagabonder dans ses propres réflexions après la lecture.
Au final, on obtient un album étonnamment riche et condensé et pourtant clair et passionnant de bout en bout.
Tout simplement la première grande œuvre d’un scénariste qui se découvre enfin en pleine possession de ses moyens.

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© Marvel Comics

Mais bien sûr tout cela est encore plus indispensable grâce aux formidables pages de Mark Badger.
Autant le dire, Badger est un dessinateur versatile et plus que singulier dont le dessin ne peut que diviser.
Au premier abord, son style risque de décontenancer encore plus qu’un Bill Sienkiewicz les lecteurs habitués aux graphismes d’un John Byrne ou autre Jim Lee.
Bien que capable de dessiner dans un style classique très esthétique, Badger n’aime rien tant que de repousser les limites du dessin jusqu’à l’abstraction.
Plus encore que de Chaykin, son dessin s’inspire s’inspire du cubisme, de Basquiat, du graffiti…
Sous son crayon, ce sont les personnages qui semblent se fondre dans les lignes de mouvements et non le contraire.
Lorsqu’un bras donne un coup de poing, il s’arrondit totalement tandis qu’un torse ou des cheveux prennent des formes à la limite du rectangle ou du triangle.
Tout dans ce MGN donne le sentiment d’une fascination pour l’abstraction géométrique la plus totale et le lecteur distrait aura d’ailleurs l’impression de voir une suite de formes géométriques qui se croisent et s’entrecroisent.
Badger participera d’ailleurs dans les années 2000 à l’aventure des Abstract Comics.

Et pourtant, chaque ligne est au service du mouvement, de l’expression, du storytelling le plus clair, le plus pur qui soit.
Bref, du grand art mais qui nécessite de s’investir dans sa lecture.
A l’occasion de ce graphic novel, Badger s’essaie à la peinture pour la première fois et opte pour des teintes douces et chaudes qui viennent adoucir son trait et donner plus de « chair » et de douceur à ses personnages permettant ainsi de coller à l’ambiance douce-amère du récit.
Par ce choix, il prouve qu’il pense les histoires qu’il à la charge d’illustrer et essaie de trouver la meilleure manière d’en refléter le ton.

Preuve de cette osmose, les deux auteurs continueront de tracer leur chemin ensemble sur plusieurs projets (Dr Fate, American Flagg…) durant le reste de la décennie avant qu’un second projet de GN consacré à Greenberg ne soit avorté dans l’oeuf par Marvel et que chacun suive sa propre voie.
Au final, on a un excellent Marvel Graphic Novel inédit en France, mais republié en TBP aux Etats-Unis (mais au format comic book) qui vient égaler certaines des plus grandes réussites de la collection même s’il est trop souvent oublié au profit du maintes fois plus connu et réédité Moonshadow dont il s’avère d’une certaine manière le révélateur.

And don’t forget… Brooklyn is Oz, guys !!!

Greenberg 5
© Marvel Comics

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