
La 1ère partie se trouve ici
Et de l’autre côté nous direz vous ?
Et bien on se positionne à l’autre extrémité du spectre tant politiquement qu’au niveau de la prestation artistique.
Ann Nocenti prend le temps de poser ses personnages, de rentrer dans leur psyché et de les confronter les uns aux autres afin de donner plus de poids et de matière à réflexion sur la responsabilité de l’individu et de la société.
Tout d’abord, elle joue une fois de plus avec l’héritage « millerien » qui submerge alors l’industrie et démontre avec quelle facilité il est possible de s’emparer des tics d’écritures de celui-ci.
Il suffit pour cela de voir la manière dont elle écrit le Punisher tout en monologues intérieurs constitués de phrases courtes, claquantes, comme autant de slogans valorisant la justice expéditive: « Scum ! Rats ! Murderers ! Guns win, they die ! I’m the best at what »… ah non ! Ca c’est ailleurs.
Si ce tic d’écriture lancé par Miller fut révolutionnaire en son temps, il fut tellement digéré par ses petits camarades dès qu’il s’agissait de mettre en scène des antihéros torturés et violents qu’il en est vite devenu lassant (même si certains en sont encore là de nos jours… n’est-ce pas M. Remender?).
Nocenti fait néanmoins preuve de malice en faisant glisser la voix intérieure du Punisher (1ère moitié du récit) vers Alfred Coppersmith (2de moitié) comme une manière de souligner qu’il n’y a pas de grande différence entre les deux; seule la cible leur permettant d’extérioriser leur haine du monde diverge au final.
Surtout, on sera gréé à la scénariste de contextualiser le personnage d’Alfred Coppersmith en lui donnant une histoire et une psychologie.
Certes cela n’excuse pas les actes de celui-ci et l’argument de défense émis par Matt Murdock dans la dernière page (plaider la folie temporaire et des circonstances atténuantes) peut paraître bien léger voire fallacieux.
Néanmoins, on peut comprendre le parcours de Coppersmith, ses motivations, la raison de sa colère aveugle envers un ennemi qui est finalement partout et nulle part.
Plus qu’un tueur sadique et grimaçant comme chez Baron, il est ici un homme qui ne trouve plus sa place dans une société en pleine mutation et qui change plus vite que lui ne le peut.
Au travers de Coppersmith, c’est à une représentation du sort des cols bleus dans le monde mis en place par le reaganisme que dresse ici l’auteur et qui forcément continue de faire écho avec le monde actuel tant l’Histoire semble bégayer.

Encore une fois, il ne s’agit nullement d’excuser les actes du tueur et Murdock le dit lui-même en dernière page.
Si il plaide bien pour certaines circonstances atténuantes et la part de responsabilité de la société dans le devenir des hommes, il ne rejette pas pour autant la responsabilité personnelle:
« You murdered several times. You have to pay for that. Maybe with a life sentence ».
(« Vous avez tuez quelques fois. Vous devez payer pour cela. Peut-être avec une condamnation à perpétuité. »)
Ce qu’affirme ici la scénariste c’est que tout un chacun, même la pire des ordures, à droit à la rédemption dès lors qu’il assume ses actes, paie pour eux et fait l’effort de changer comme on peut le voir dans la dernière case où Coppersmith envisage de reprendre le chemin dont il s’était détourné.
Elle reconnecte donc ici une fois de plus l’avocat aveugle avec son fond chrétien promoteur des valeurs de pardon.
On peut même affirmer qu’elle pousse encore plus loin en critiquant la figure du super-héros, du justicier solitaire, du vigilante.
Ainsi, dans les pages précédentes, Coppersmith souligne bien qu’il y a bien peu de différence entre Daredevil et le Punisher.
Car finalement, en vertu de quoi ces hommes en collants, agissant eux-même en dehors de la loi, peuvent décider de se constituer décideurs du destin d’autres hommes ?
Quelle autorité morale ou juridique ont-ils qui leur permet de rendre justice ?
Avec ce passage on tombe pile sur la pierre d’achoppement du genre « slippesque » qui montre bien les limites du « réalisme » qu’on voudrait lui appliquer.
Même si l’on peut s’intéresser à des sujets de société et utiliser celui-ci comme vecteur de ses convictions ce genre butera toujours, de par sa nature même, sur cette question.
A côté de cette figure imposée du crossover, Annie Nocenti n’en oublie néanmoins pas pour autant ses intrigues en cours et continue de tisser sa toile autour du triangle Murdock-Fisk-Mary.
C’est une fois de plus cette dernière qui mène le jeu puisque Typhoid décide de torturer les sentiments du pauvre Caïd en le confrontant à la douce Mary.
Et si la belle réussit à percer la carapace de Fisk et à le mettre dans son lit pour mieux le contrôler, elle ne réalise pas encore qu’elle vient de se mettre elle-même en danger par ce stratagème.
En effet, la petite Mary commence inconsciemment à percevoir que quelque chose cloche chez elle et si Typhoid arrive toujours à mater son alter-ego lors d’une séance de « peinture » dantesque, son contrôle semble commencer à flancher.
Les frontières entre les deux identités vont alors commencer à se brouiller, dépassant ainsi le simple jeu d’opposition jusqu’ici mis en scène.
Après tout, nul homme (ou femme) est juste saint(e) ou démon(e) mais bien les deux à la fois.

De son côté, John Romita Junior continue de gravir les échelons avec aisance et enfonce sans même avoir l’air de se forcer la prestation de Portacio.
Il suffit de comparer la représentation du combat entre Daredevil et le Punisher qui sous le trait du fils Romita est d’une fluidité et d’un dynamisme impeccable tout en conférant une force, un côté dantesque, plus grand que nature au tout.
Sous son crayon, les deux hommes deviennent plus grands que nature et leur confrontation prend des atours mythologiques au diapason de cette couverture où les frères ennemis ressemblent à 2 titans écrasant Manhattan.
De même pour sa narration qui alterne des transitions de scènes par la continuation du mouvement d’un personnage par un autre (le passage de la première apparition du Punisher à DD) ou bien la répétition de cases cinémascopes (afin de montrer la spirale psychologique obsessionnelle de Coppersmith), double splash pages (pour souligner la puissance de Daredevil) ou bien cette magnifique splash avec un Coppersmith cadré en gros plan pendant que s’enchaînent les poses des combattants.
Cette dernière permet de retranscrire la fascination de cet homme commun pour ces deux créatures mythologiques et agit comme un miroir tendu au lecteur.
Si la représentation du combat DD/Pupu se taille la part du lion en permettant à Romita de faire la synthèse de ses deux idoles Frank Miller et Jack Kirby, nous retiendrons plutôt deux autres séquences caractéristiques de la progression du dessinateur à cette période.
La première c’est la séance de « peinture » avec ce portrait de chien « abîmé » à la Bill Sienkiewicz, le résultat ressemblant quelque peu à l’ours-démon de l’artiste des New Mutants, qui indique que JRjr s’intéresse de plus en plus à une certaine stylisation, une certaine abstraction du trait qui s’exprimera plus en avant à partir de l’épisode 262.

L’autre séquence est l’avant dernière.
Elle s’ouvre encore une fois en prolongeant le mouvement de la séquence précédente, un superbe plan sur les pieds du Caïd et de Typhoid en train de s’embrasser, et que l’on reverra dans d’autres épisodes, pour s’achever sur un cadrage du baiser entre Mary et Matt.
Les deux entrent alors dans une église pour continuer sur un plan où Matt confie ses remords de trahir Karen Page devant une statue de vierge ressemblant à cette dernière.
Et pendant que les deux amants pêchent une fois de plus dans ce lieu saint, l’oeil se détourne progressivement de l’action pour zoomer sur des cierges s’embrasant comme les flammes de l’enfer.
L’ensemble produit un effet de malaise, d’excitation, de culpabilité et de blasphème superbement envoûtant et qui emmène le lecteur à condamner les actes de Murdock tout en partageant avec lui les délices de l’interdit.
Un monument de narration et d’ambiance où les dessins confèrent une dimension supplémentaire au texte.
Mais avant de continuer d’observer la chute de Murdock, nous ferons un arrêt sur le « lieu de naissance » du Punisher, le Vietnam.
