
Etant donné que nous avons déjà abordé son début de carrière au travers de différents articles ici et là, nous débutons donc notre mise en place directement en 1987, année qui suit celle de l’explosion de John/Jean Marc DeMatteis dans l’industrie du comic book.
En effet, après plusieurs années d’insatisfaction professionnelle et artistique, DeMatteis a décidé en 1985 de prendre un peu de recul par rapport aux superslips et de jouer son va-tout en sortant des œuvres plus personnelles.
Outre deux Marvel Graphic Novels, ce sont surtout les deux séries limitées que sont Blood et surtout l’immense Moonshadow (enfin disponible en VF depuis peu! Jetez-vous dessus), toutes deux publiées sous le label Epic, qui lui permettent de trouver sa « voix » et le place alors parmi les auteurs que l’on considère comme apportant un sang neuf et plus adulte aux comic books ; les Alan Moore, Frank Miller ou Howard Chaykin.
En 1987, alors qu’il est en phase de conclusion de son magnum opus Moonshadow, DeMatteis effectue un court run en compagnie de son dessinateur Mark Badger sur l’excellente série American Flagg de Chaykin.
Mais surtout, il effectue son retour dans le petit monde des superslips, se sentant dorénavant plus sûr dans son écriture et dans la manière de faire passer sa singularité au sein d’univers habituellement très corsetés par les editors.
Cette année voit ainsi la publication de ses deux derniers travaux pour Marvel avec tout d’abord un arc de Captain America dessiné par Kerry Gammill et publié dans Marvel Fanfare, donc probablement une histoire d’inventaire datant de son run sur le Vengeur étoilé.
La seconde, c’est le tétanisant arc Kraven’s Last Hunt courant sur tous les titres Spider-Man durant 2 mois et qui s’avère être à l’origine un arc prévu pour Batman (et honnêtement, ça se sent quand même un peu).
C’est d’ailleurs chez celui qui fut son premier employeur, DC, que notre homme va passer le reste des années 80.
Il reprend tout d’abord les scénarios de la Justice League of America afin d’en conclure le premier volume… pour mieux la relancer ensuite en compagnie d’un des scénaristes les plus fous de DC, Keith Giffen, qui va lui permettre d’enfin faire arriver à maturité l’humour qu’il avait essayé d’injecter dans ses New Defenders et Marvel Team-Up.
Avec leur énorme run de 6 ans sur les Justice League International/Europe/America, le duo va replacer l’équipe phare de DC au top des ventes, donner leur heure de gloire et rendre attachant des personnages secondaires et livrer une œuvre à contre-courant du Grim n’ Gritty de l’époque grâce à un humour des plus savoureux.
Cet immense succès critique et public fait de DeMatteis une des forces vives de DC dans la seconde moitié des années 80 où il écrira des séries consacrées au Doctor Fate et au Martian Manhunter et participe à une tentative de relance du 4th World en prenant en charge de nouvelles itérations des Forever People et de Mister Miracle.

Au début des années 90, alors qu’il se désengage petit à petit des titres Justice League, il revient chez Marvel par la petite porte avec un court run sur la seconde série Moon Knight avant de frapper un grand coup.
Il reprend en effet la série Spectacular Spider-Man, déjà passionnante sous l’égide de Gerry Conway, et conlut la mémorable saga The Child Within lancée par Kurt Busiek et qui voit la mort et la rédemption d’Harry Osborn.
A partir de ce coup d’éclat, il fait de la série un indispensable et démontre tout son talent en alternant drame et comédie avec un égal bonheur tout en naviguant habilement entre psychologie et mysticisme sans tomber dans l’excès.
Il devient véritablement une des forces vives des séries Spider-Man tous titres confondus puisqu’il accompagnera le tisseur jusqu’en 98 avant la relance placée sous l’égide de John Byrne et arrivera même dans les pires errements de la Saga du Clone à livrer des épisodes qui se distinguent par leur ton et leur qualité.
Lorsque sort ce Elseworld en 1993, on pourrait croire que J.M. DeMatteis est quasiment partout puisque, outre sa participation aux titres Spider-Man pris dans le méga-crossover Maximum Carnage, il vient aussi de reprendre la série X-Factor suite au départ de Peter David.
Mais il participe aussi activement au lancement du label Vertigo de DC avec une réédition de son Moonshadow mais aussi avec des one-shots et mini-séries bien dans le ton mystique des débuts de cette gamme de comics avec des titres tels que Mercy ou The Last One.
Et bien entendu, il revient faire un tour du côté des superslips de DC avec ce Elseworld au pitch tellement limpide et évident que l’on se demande comment personne n’a pu y penser auparavant.
Nous avons déjà parlé d’Eduardo Barreto à propos du Elseworld ‘Batman : Master of the Future » et vous y renvoyons donc si vous souhaitez en savoir plus sur son début de carrière.
Depuis sa « sequel » à Gotham by Gaslight, le bon Eduardo n’est pas resté inoccupé puisqu’il effectua une prestation sur Justice League Quarterly avant de dessiner une nouvelle mini-série du Martian Manhunter et d’encrer Graham Nolan sur le one-shot Vengeance of Bane qui servit de prélude à la longue saga Knightfall.
En cette année 1993, il produit une maxi-série contant une nouvelle rencontre entre les Aliens et les Predator sur un scénario de Chris Claremont et participe donc à son nouvel album Elseworld.
« Et si le dernier survivant de Krypton ne s’était pas écrasé dans le Kansas mais aux abords de Gotham City et avait été recueilli par le couple Wayne (atteints de stérilité) qui l’auraient éduqué comme leur enfant avant leur meutre dans une ruelle sordide ?
Est-ce que la puissance et la nature extra-terrestre de ce « Bruce Wayne » auraient fondamentalement changé sa mission et son avenir en tant que Batman ? »

Eh ! Mais c’est qu’il est pas mal du tout en fait ce petit one-shot avec sa couverture en hommage à Superman 1.
On connaît les qualités de DeMatteis… mais on connaît aussi ses défauts.
Le scénariste aime varier entre trois styles de récits : mystique, comique et psychologique.
Si ses scénarios apportent une fraîcheur agréable en tranchant d’avec le tout venant de la production super-héroïque, il faut reconnaître que l’ami John-Marc a parfois du mal à doser ses différents ingrédients et que dans ses mauvais jours, il peut parfois charger la mule et transformer le comique en bouffonnerie lourdingue, le mystique en fumisterie new-age et le psychologique en truc aussi lénifiant et larmoyant qu’un Emo qui fait sa crise parce que ses parents ont oublié d’acheter son Yop goût fraise.
Heureusement pour le lecteur, rien de tout cela ici et le scénariste tout en s’inscrivant dans sa veine la plus psychanalytique sait traiter son sujet avec tact et sensibilité.
Si le pitch semble au départ bien couillon, DeMatteis sait retourner les attentes en détournant la situation non pas pour entremêler les caractères des deux icônes de DC mais bien pour affirmer la singularité de chacune.
Il se livre donc ici à une analyse fouillée de ce qui sépare Batman de Superman et vis-versa au sein d’un seul et même personnage.
C’est malin comme tout, original et permet de réserver son petit lot de surprises.
Cela fonctionne de bout en bout grâce à son talent tout singulier pour saisir la psychologie et la nature profonde des personnages dont il traite les destinées.
Les lecteurs de Spider-Man se souviennent ainsi de la manière dont il explora la psyché d’un Peter Parker ou d’un Harry Osborn de la manière la plus fouillée et poussée qui soit tout en respectant la nature des personnages et en révélant des recoins insoupçonnés mais parfaitement cohérents de celle-ci.
Nous sommes ici dans la même démarche et, dans un premier temps, DeMatteis nous rejoue le mythe fondateur de Batman.
La différence est que ce Wayne là possède les pouvoirs et la nature extra-terrestre de Superman qui agissent en fait comme un révélateur saisissant de ce qu’est le Batman.
Et autant dire que ce n’est pas nécessairement très flatteur pour le Dark Knight.
Orphelin et disposant cette fois-ci de pouvoirs surpuissants, on voit Batman pour ce qu’il est véritablement, à savoir un être se détachant de la réalité depuis la perte de ses parents, quelqu’un qui perd progressivement son humanité et sa compassion après avoir vu sa bulle paradisiaque (car l’enfance n’est que ça) exploser trop tôt et trop brutalement.
Si, traumatisme initial oblige, Batman ne tue pas, on voit bien la confusion qui règne dans sont esprit entre justice et vengeance tant ses méthodes s’avèrent violentes, cruelles et révèlent un certain sadisme démontrant qu’il aime peut-être plus punir les criminels, défoulant ainsi son traumatisme sur d’autres, que les livrer à la justice.
La séquence de la découverte de ses pouvoirs « supermanesques » et la manière ultra-violente dont il les utilisent lors de ses différentes actions permet de souligner cette vérité douloureuse et de montrer que Wayne est un homme sur la crête en permanence à deux pas de tomber dans le gouffre de ses pulsions les plus sombres.
Bref, le Batman est un être immature jamais remis de ses émotions, un enfant qui est parti s’enfermer dans sa chambre (la Batcave) avec ses jouets (toute sa panoplie) et qui est pris dans une spirale toxique où il défoule sa colère sur des victimes consentantes (il suffit de voir son interdépendance avec sa galerie de vilains).
Face à toute cette noirceur, c’est une autre composante du monde « supermanien » qui va permettre de faire ressortir le Clark Kent contenu au sein de ce Bruce Wayne alternatif.
Nous parlons bien sûr ici de la charmante et pimpante Lois Lane.
En montrant comment le sens de la justice, la volonté et l’amour de la journaliste charme « SuperBat », DeMatteis met en évidence ce qui est souvent ignoré dans les séries régulières du personnage ou par certains lecteurs.
A savoir qu’elle est l’ancrage émotionnel de Superman, celle qui fait aimer et relie le kryptonien à l’Humanité.
C’est l’amour que Superman porte à cette femme qui rend le personnage si attachant, si bon envers nous car il voit en elle tout le potentiel de l’espèce humaine.
C’est l’inspiration qu’elle lui apporte qui empêche notre héros de n’être qu’un simple dieu surpuissant qui « tatanerait » des vilains pour le plaisir d’étaler ses pouvoirs.
On n’est pas intrinsèquement bon ou mauvais, un héros ou un méchant, par un diktat de l’univers mais bien parce que certains sentiments, certaines valeurs, certaines personnes nous inspirent et si c’est la douleur et la perte qui inspirent le personnage de Batman c’est par contre l’amour qui inspire celui de Superman.
C’est elle qui est la clé de l’histoire et permettra enfin à cette version kryptonienne de Bruce Wayne de dépasser sa noirceur pour devenir un personnage solaire.

Malgré cet excellent travail mettant en valeur la nature des deux héros croisés dans ce Elseworld, tout n’est pas parfait non plus.
Tout d’abord, et ce n’est une surprise pour aucun lecteur de DeMatteis tant ce n’est pas son point fort, les amateurs d’action pétaradantes et de grosses bastons qui vous font briller les yeux passeront leur chemin.
Les séquences d’action sont ainsi assez routinières et si elles servent bien le travail psychanalytique du scénariste, elle brillent rarement par leur valeur intrinsèque et ne construisent pas de réelle tension ou dimension épique.
L’autre point qui empêche cette histoire de devenir un classique instantané, c’est sa brièveté.
Avec 48 petites pages bien tassées, l’auteur évite certes de s’étaler et va droit à l’essentiel mais on le sent aussi quelque peu gêné aux entournures.
Ainsi, il n’a pas vraiment le temps de s’attarder sur son Luthor/Joker qui semblait prometteur avant de retomber dans les clichés les plus routiniers du clown prince du crime.
De même, le dernier tiers de l’histoire semble quelque peu précipité et utilise quelques raccourcis certes pas honteux mais tout de même assez faciles.
Mais bon, vous savez ce qu’on dit.
Si une histoire a un goût de trop peu et vous laisse sur votre faim en espérant en avoir plus, c’est qu’elle a rempli son objectif.
Eduardo Barreto effectue pour sa part une prestation comme toujours très solide, claire, parfaitement lisible de bout en bout, sobre avec des personnages parfois réminiscents de ce que peuvent livrer des Jose-Luis Garcia Lopez, Dan Jurgens ou bien Jim Aparo.
Un graphisme en droite ligne de ce que l’on pourrait nommer « l’école DC » classique.
Ses compositions, ses morphologies, son sens de la narration… rien ne peut être pris en défaut et le tout ce révèle extrêmement agréable à l’oeil même si on pourra néanmoins reprocher un petit manque de folie dans la mise en images de cette histoire; quelque chose d’un peu moins classique et de plus outrancier aurait pu permettre de faire passer le récit de DeMatteis à un niveau encore supérieur.
Outre la brièveté de ce one-shot évoquée plus haut, c’est peut-être aussi cette sagesse graphique qui nous empêche de classer ce Elseworld dans les grandes oeuvres absolues de J.M. DeMatteis.
Néanmoins, le tout fait mouche et mérite d’être lu par tous ceux qui sont intéressés par la manière dont on peut faire de l’idée la plus idiote quelque chose d’intéressant dès lors que l’on trouve le bon angle pour l’aborder.
Pour ceux souhaitant investir dans cette histoire inédite en VF, nous ne pouvons que vous conseiller le 1er recueil de la collection « Elseworlds : Superman » qui contient aussi d’autres récits sur votre kryptonien préféré que nous traiterons dans d’autres articles.
Quant au prochain Elserworld, il constitue l’un des premiers chefs-d’oeuvre absolus de la collection et, comme Moonshadow, arrive enfin en France en 2020.

Ah ouais! Merci de m’avoir permis de découvrir cet Elsewhere que je ne connaissais pas. Je suis aussi un grand fan de DeMatteis, en particulier pour Blood, Kraven’s Last Hunt et ses premiers Justice League International. 🙂
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Merci à toi, Thierry. Si DeMatteis a parfois mal dosé ses ingrédients (ce sera développé dans le prochain Marvel Graphic Novel), dans l’ensemble il a produit beaucoup d’excellentes choses et il reste un scénariste dont je ne me lasse pas de relire les oeuvres 🙂
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