
« Pendant qu’Orion se remet de son assaut raté et découvre l’amour auprès de Bekka, Darkseid enclenche son attaque finale contre New Genesis avec l’aide d’un Esak passé du mauvais côté.
Pourtant, le règne du tyran pourrait bien arriver à terme.
En effet, la révolte gronde de plus en plus au sein de la classe sociale la plus basse d’Apokolips, les Hunger Dogs. »
Que dire? Que dire sur ce DC Graphic Novel si ce n’est qu’il est un immense paradoxe convoquant à la fois le pire et le meilleur.
En tout premier lieu, il convient de rappeler que le traitement de l’histoire a fortement évolué entre l’idée initiale de Jack Kirby et ce qui fut finalement publié et pas seulement en raison des différentes pressions imposées que nous avons détaillé dans la première partie de l’article.
Plus de couple Mr Miracle – Big Barda par exemple alors que ceux-ci apparaissaient dans les premiers traitements.
De même, Esak est ici est à nouveau un enfant alors que dans ce qui était prévu pour Armagetto il devait être adulte.
La raison à cela est que la conclusion était censée se dérouler dans le futur avant que Kirby ne change d’avis et ne préfère reprendre les choses directement après New Gods 11.
Orion ne vient désormais plus pour tuer Darkseid mais pour libérer sa mère Tigra.
En effet, Jack Kirby a désormais des relations apaisées avec son fils et ne trouve du coup plus de réelle motivation dans la description d’un conflit père-fils.
De plus, suite à son visionnage du Retour du Jedi, l’artiste souhaite éviter une conclusion similaire et se passer ainsi d’une réconciliation entre Orion et un Darkseid réalisant son erreur afin que personne ne puisse pointer une quelconque inspiration Star Wars.
Le tout présente une certaine ironie au vu de tout ce que George Lucas est venu chercher dans les créations de Kirby.
En conséquence, on pourrait dire que des deux récits publiés, Even the Gods Must Die (publié dans la réédition de la série originale des New Gods) est celui qui se rapproche le plus de certains des plans d’origine et ménage à la fois la chèvre et le chou.
Certes, les lieutenants de Darkseid sont ressuscités afin de satisfaire Hanna Barbera et Orion débarque pour sauver Tigra mais l’épisode voit le père et le fils s’affronter avant de se conclure sur la mort apparente de ce dernier et un Darkseid lourdement pensif.
Tandis que The Hunger Dogs raconte autre chose et, malgré un véritable parfum d’apocalypse imminente, sonne plus comme une ouverture que comme une conclusion à la saga des New Gods.

L’idée de l’histoire en elle-même est passionnante et Kirby réussit parfaitement à donner un aspect de Götterdämmerung (« le crépuscule des dieux » en allemand) à l’ensemble.
Tous les personnages sont à bout de souffle mais n’arrivent pas à sortir de la spirale de violence qui oppose Apokolips et New Genesis depuis des millénaires.
Highfather sait qu’il est sur le point de perdre, Orion cherche à tout prix à étouffer sa violence intérieure et trouver enfin la paix tandis que Darkseid… Ah ! Darkseid !!
Le souverain des dieux sombres sent qu’il a donné naissance à un monstre en ayant remodelé Esak à son image et qu’il perd le contrôle de ce qu’il a créé.
Le dieu noir regrette le temps passé où la guerre lui semblait encore quelque chose de vaillant et se morfond de voir celle-ci dorénavant menée par des hommes poussant des boutons bien à l’abri dans leurs quartiers généraux mais ne peut se résoudre à abandonner le combat.
Quant à Esak, ce qu’il est devenu est terrifiant et montre comment l’héritage de la haine et du malheur ne fait que croître jusqu’à l’incontrôlable avec chaque nouvelle génération.
La conclusion est aussi à l’avenant et se montre originale en prenant les attentes du lecteur complètement à contrepied.
Nulle bataille épique ici mais un « seppuku » cosmique d’un des personnages qui fait du vainqueur le véritable perdant et vis versa tandis qu’Orion baisse les armes et fuit le combat pour vivre sa vie et que les dieux de New Genesis se retirent dans l’espace infini.
Tout cela serait sublime si malheureusement l’exécution et l’écriture n’étaient pas aussi catastrophiques.
En partie à cause des conditions de production chaotiques décrites ci-avant, les différentes séquences du récit sont quasi déconnectées les unes des autres, le tout s’enchaînant particulièrement mal.
L’histoire ressort au final comme très brouillonne et risque bien d’en perdre plus d’un.
Par ailleurs, les personnages soliloquent à qui mieux mieux dans des tirades grandiloquentes qui regorgent d’idées fascinantes et d’un caractère méta certain mais qui donnent l’impression que chaque personnage blablate seul pour lui-même et subit l’action plutôt que d’en être partie prenante.
Autant dire que la lecture de ce DC Graphic Novel est l’antithèse de la fluidité et que si l’on s’en tient seulement au degré littéral, on ressortira déçu de ce Ragnarok des New Gods.
On retiendra quand même certains moments qui réussissent à emporter le lecteur par leur poésie mélancolique comme la mort d’Esak, les lamentations passéistes de Darkseid, le discours final du Highfather ou ce très beau moment où Orion (censé avoir les traits de Kirby, mais ça nous avons un peu du mal à le voir) et Bekka (portraiturée comme Roz, la femme de Jack) prennent conscience de leur amour réciproque.

Malgré cela, et si l’on dépasse ce niveau, on se trouve en face d’un matériau ultra-riche et rempli quasiment à chaque case d’idées précurseuses et de réflexions diablement intéressantes.
En effet, il y a incontestablement une dimension autobiographique et de constat sur l’industrie du comic book dans ce Hunger Dogs.
Apokolips peut être vue comme une métaphore des deux grandes majors du comics où les artistes seraient les fameux Hunger Dogs se révoltant contre leurs maîtres.
De même, ce Darkseid vieillissant et ressassant sa gloire passée, cet être qui aime s’écouter parler et rappeler ses exploits mais qui laisse le contrôle des opérations à une nouvelle génération ressemblant plus à des « comptables » et des « ingénieurs des ventes » (Esak) plutôt qu’à des guerriers… eh bien, ce Darkseid là ne rappelle-t-il pas quelque peu un certain ex-collaborateur perruqué du King ?
A moins que cela ne soit le fameux tonton Goodman?
Le constat de Kirby sur les majors semble bien pessimiste et si les « chiens » exploités (Hunger Dogs) peuvent réussir à momentanément se révolter, il est bien dit que leur sombre souverain ne perdra jamais son pouvoir et sa main-mise.
A l’opposé, le discours final du Highfather sonne comme un appel à suivre les indépendants et à se lancer dans le grand vide avec, certes, la possibilité de ne pas trouver le succès mais au moins de trouver la liberté et de se tailler son propre territoire artistique et économique.
Et Kirby dans tout ça ?
Si Orion le représente, dans ce cas il semble faire montre d’une lassitude certaine et son évasion finale peut être vue comme le souhait du King de s’échapper de tout ce cirque afin de vivre sa vie tranquillement avec sa chère Roz/Bekka.
Et de fait, à quelques exceptions mineures, ce graphic novel constitue son dernier véritable travail pour une major.
Même si il produira encore ensuite quelques œuvres indépendantes (souvent achevées par d’autres), il prendra de plus en plus de distances avec l’industrie dont il fut le roi officieux.
Où le Hunger Dog devient un Underdog (un outsider) au final.
Mais outre cette dimension métatextuelle, cette histoire se prête aussi à d’autres interprétations.
Ainsi, le conflit entre les deux planètes cosmiques apparait aussi comme une retranscription de la Guerre Froide et de la peur de la menace nucléaire qui avait repris de plus belle dans les années 80 (le programme Star Wars, anyone?).
Kirby condamne clairement cette opposition stérile qui ne peut qu’aboutir à l’auto-destruction mutuelle ou au soulèvement des peuples.
Le King fait ici montre d’une certaine prescience en montrant la révolte des Hunger Dogs contre leur maître qui annonce, heureusement sans apocalypse nucléaire, la chute de l’URSS.
On peut aussi y voir une opposition entre deux conceptions de la science.
Ainsi celle d’Apokolips est techniciste, vouée à des buts pratiques et immédiats (la guerre), centrée sur l’homme et ses besoins, ou plutôt les besoins de quelques hommes.
A contrario, celle de New Genesis est celle tournée vers la connaissance de l’univers, vers l’avenir lointain et le destin des « dieux lumineux » fait montre des mêmes aspirations utopistes, pacifistes et humanistes que la célèbre série de Gene Rodenberry.
Cette conclusion se révèle quelque peut ironique en faisant passer les New Gods d’inspirations de Star Wars à héritiers de Star Trek.
Au chapitre du désenchantement, on peut aussi observer dorénavant une certaine peur de Kirby envers un futur où la science déshumaniserait l’être humain, un monde où les guerres et la gestion seront menées par des gens derrière des ordinateurs, où une certaine jeunesse (Esak) serait accro au progrès permanent tout en ayant perdu sa moralité, où l’on ne se bat plus sur le champ de bataille mais on opère plutôt par le biais d’attaques à distance aussi fulgurantes que dévastatrices au sein de la population à l’aide de bombes à tailles humaines, où les peuples peuvent se révolter certes mais où les puissants les reprennent toujours en laisse à la fin car ils ne connaissent aucun autre système pour vivre.
En 60 pages, le King semble annoncer le monde tel qu’il le deviendra à la suite de la chute du Mur de Berlin : politique de la terreur, terrorisme, drones, essor technologique incontrôlé, économies et états laissés aux mains « d’experts »… et d’une certaine manière tout ça fait froid dans le dos tant l’artiste a vu juste.
Un fond extrêmement riche donc mais qui aurait nécessité un travail plus poussé dans les dialogues et dans l’agencement des séquences afin que toutes ces thématiques puissent se parler et se nourrir les unes les autres de manière fluide.
Comme quoi, la présence d’un Stan Lee par-dessus l’épaule de Jack pouvait parfois être utile afin de canaliser son inspiration débordante.
Pour plus de renseignements sur certains des différents thèmes abordés, et si vous lisez l’anglais, vous pouvez vous reporter à l’article écrit par Peter Sanderson, The Older Generation’s Farewell, sur le site de Sequart Organization et qui creuse le sujet en profondeur.

Côté dessins, le résultat est lui aussi problématique.
Nous avons déjà parlé du recyclage des planches du On the Road to Armagetto précédemment rejeté par DC mais d’autres soucis ont aussi impactés les dessins.
Tout d’abord, il convient de savoir que depuis le milieu des années 70, le King fait face à des soucis de santé qui n’ont fait que progresser avec le temps et qui handicape son talent.
Ainsi, après des années passées « enchaîné » à sa table à dessin, il soufre de sérieux problèmes d’arthrose qui rendent sa main de moins en moins sure.
De même, toute la tension accumulée depuis des décennies a impacté sa vision qui se met a diminuer de plus en plus.
Forcément, tout ceci conduit Kirby à simplifier de plus en plus ses dessins pour s’économiser mais ces différents handicaps provoquent néanmoins l’émergence d’un trait moins ferme, plus tremblant, ainsi que de singulières erreurs de perspectives, d’anatomies et d’échelles.
Et malheureusement, tout cela se voit au travers des planches de ce DC Graphic Novel où l’artiste est parfois bien à la peine et accumule quelquefois de grossières erreurs contre son gré.
Un autre très sérieux problème est venu se poser en cours de route durant les derniers mois de production de cet album.
En effet, DC a oublié (?) d’agrandir les photostats des planches de Kirby pour coller au format graphic novel.
En conséquence, le staff éditorial décide de coller des photocopies à la même échelle que les originaux sur des planches vierges et renvoie le tout à Jack avec mission expresse de remplir les vides autour.
Le King s’exécute mais ce travail déséquilibre complètement la composition intra et inter-cases de ses planches.
Comble, alors que Mike Royer avait déjà encré les dessins et bien qu’il soit disponible, DC envoie ces nouvelles planches à Bruce D Berry pour encrer les crayonnés de complément sans réussir à obtenir une unité avec son prédécesseur.
Catastrophé par le résultat, le nouvel assistant du King, Greg Theakston reprend le tout et tente par son trait d’accorder le travail de ses deux camarades par sa propre plume sans réellement y parvenir.
Il s’en sort cependant beaucoup mieux au niveau de la colorisation qu’il assume intégralement.
L’impression rend d’ailleurs particulièrement justice à cette dernière ainsi qu’au photo-collage de Kirby qui n’a jamais été aussi bien rendu.

Malgré tout ça, le King reste le King et certaines planches possèdent toujours cette puissance, ce souffle, cette imagination sans limites qui le distingue de ses pairs.
Ca déborde toujours d’énergie dantesque dans tous les coins avec des personnages toujours en mouvement et qui semblent bondir hors des cases par la force de leurs gestuelles.
Idem pour les splash-pages qui ne sont jamais gratuites mais patiemment construites grâce aux pages précédentes pour un impact maximal ou pour permettre au lecteur d’admirer la démesure et la folie de ses designs qui sombreraient dans le ridicule chez n’importe qui d’autre.
Très loin du Kirby de la grande époque donc mais toujours plusieurs coudées au-dessus de bien des dessinateurs.
Evidemment, avec une genèse aussi compliquée et un résultat aussi problématique, la réaction critique fut terrible à l’époque et les ventes catastrophiques si on les mets face aux attentes de DC.
Cependant, The Hunger Dogs fait partie de ces grandes œuvres malades où l’histoire en coulisses est aussi passionnante que ce que l’oeuvre elle-même raconte à son insu, dont on perçoit le potentiel gigantesque d’idées à chaque page et dont on ne peut s’empêcher de rêver à ce que cela aurait pu donner dans un monde parfait.
