DC Science Fiction Graphic Novels, Graphic Nuggets, Trans-America-Express

Hell on Earth (Keith Giffen / Robert Loren Fleming / Greg Theakston / Bill Wray)

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© Weird Tales

Ce premier DC Science-Fiction Graphic Novel est en soi une étrangeté puisque si l’auteur du récit original, Robert Bloch, a bien produit des œuvres de SF il s’agit ici de l’adaptation d’une nouvelle à la croisée du fantastique et du polar.

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Auteur à l’immense carrière et à la production pléthorique, écrivain issu des pulps et ayant autant évolué dans la littérature qu’au cinéma, Robert Bloch est principalement connu pour deux hauts faits.
Le premier est son admiration profonde et son amitié avec Howard Philip Lovecraft.
Le reclus de Providence fut un véritable mentor pour Bloch et lui donna sa bénédiction pour enrichir la mythologie des Grands Anciens.
Le jeune auteur alla même jusqu’à « tuer le père » dans un beau geste d’humour noir au sein d’une de ses nouvelles.
Le second est bien évidemment son roman Psycho (Psychose) porté à l’écran par Alfred Hitchock.

Au sein de la carrière de Bloch, la nouvelle Hell on Earth, publiée dans le magazine Weird Tales en 1942, se situe à un moment de transition où l’écrivain commence à se détacher de l’influence lovecraftienne et se met à explorer d’autres genres.
Il est à noter que Hell on Earth ne fut pas republié jusqu’en l’an 2000 et que ce Graphic Novel fut pendant une quinzaine d’années la seule manière pour bien des gens de découvrir cette histoire.
Afin de mettre cette nouvelle en image, DC met les petits plats dans les grands puisqu’elle fait appel à l’un des artistes les plus hot de son écurie en ce milieu des années 80 : le frappadingue Keith Giffen.

Keith Giffen

Né dans le Queens en 1952 et élevé dans le New Jersey, Keith Giffen est l’un des artistes les plus fous continuant à évoluer de nos jours dans le monde des comics et une véritable usine à concepts tordus, novateurs et excitants.
Sa découverte des comics a lieu grâce à une cliente de sa mère qui travaillait au pilon des imprimeurs et avait pris l’habitude de sauver des exemplaires d’illustrés pour les donner au petit Keith.
Désireux de devenir dessinateur de bandes-dessinées, le jeune Giffen passe son temps à dessiner et à étudier sa pile de comics.
Tout d’abord fan de Gene Colan, il devient progressivement fasciné par celui qui deviendra l’une de ses plus grosses influences en tant qu’artiste, le King Jack Kirby.

Une fois le lycée terminé, Giffen effectue divers petits boulots de manutention afin de joindre les deux bouts avant d’enfin se décider à aller taper à la porte des éditeurs de comics.
Problème, ayant la fâcheuse habitude de ne pas conserver ses dessins, le jeune artiste n’a pas de portfolio sous la main.
Il en produit un vite fait bien fait en moins d’une semaine, et peu confiant en ses capacités, démarche d’abord le petit éditeur Atlas Comics (boîte fondée par le créateur de Marvel, Martin Goodman, et dont la brève et mouvementée existence mériterait elle aussi un article).
Ces derniers sont intéressés par le talent de Giffen mais ils lui annoncent tout de go qu’ils vont bientôt mettre la clef sous la porte.

Quelque peu dépité, l’aspirant dessinateur tente alors sa chance chez Marvel et y dépose son portfolio.
Etourdi qu’il est, Giffen a oublié de laisser ses coordonnées et, lorsqu’il appelle quelques jours plus tard, se fait plus ou moins engueuler pour cet oubli avant d’apprendre que ses dessins ont tapé dans l’oeil de Bill Mantlo est qu’il est en fait engagé depuis le jour précédent.

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© Weird Tales

Chez Marvel, Giffen fait tout d’abord ses classes sur plusieurs récits écrits par Mantlo dont une adaptation de l’Odyssée d’Homère et les deux compères donnent naissance ensemble aux personnages de Rocket Raccoon et du Jack of Hearts.
Il se retrouve une première fois sous le feu des projecteurs avec un run totalement délirant sur la « non-équipe » des Defenders où il laisse éclater son influence Kirby à toutes les pages.
Cette influence est tellement visible qu’en parallèle de son travail chez Marvel, il dessine aussi bien vite chez DC sur des séries qui ont été fortement marquées ou récemment lâchées par le King : Challengers of the Unknown ou bien Kamandi.
Epuisé par un rythme stakhanoviste, il quitte le petit monde des comics en mettant ses éditeurs en porte à faux en 1978 et prend une pause de deux ans.

Lorsqu’il revient, il tape tout d’abord à la porte de Joe Orlando qui lui donne une seconde chance en l’engageant sur ses différentes anthologies.
Bien vite, il se retrouve engagé pour dessiner les back-ups du titre Legion of Super-Heroes avant d’hériter des postes de dessinateur titulaire et de co-scénariste du titre au côté de Paul Levitz.
Ensemble les deux hommes produisent un run d’anthologie, l’âge d’or de la série qui devient un best-seller de DC qui fait alors jeu égal avec les X-Men de Chris Claremont et les New Teen Titans de Marv Wolfman et George Perez.
La Geat Darkness Saga peut d’ailleurs être vue comme l’équivalent DC de la Dark Phoenix Saga de la concurrence (même si les histoires sont bien différentes).
Comme pour les Titans, la Legion donne naissance à un second titre, à plusieurs mini-séries consacrées à ses membres et Giffen commence à faire feu de tout bois.

Outre de multiples participations aux différentes séries de l’éditeur que ce soit en tant que scénariste et/ou dessinateur, il profite de ce début des années 80 pour lancer une autre série SF devenue culte, Omega Men, et ce qui devient son petit bébé : Ambush Bug.
Ambush Bug est dérivé d’un « héros » que Giffen créa durant ses années de lycée et qui servira aussi d’inspiration pour les futurs Lobo et Lunatik (personnage que Giffen fera finalement apparaître chez Marvel).
Ambush est un téléporteur souffrant de problèmes mentaux et percevant la réalité de manière différente de nous, tristes humains.
Surtout, il est un prétexte pour Giffen pour laisser éclater son humour au grand jour, foutre le dawa dans l’univers bien sérieux de DC et parodier les superslips et les différentes tendances qui parcourent l’industrie.
Le personnage devient instantanément culte et pourrait être considéré comme le Deadpool des années 80.

Assurant la double casquette de scénariste et dessinateur, Giffen a mis en place un modus-operandi depuis sa collaboration avec Levitz sur la Legion.
S’il est la force motrice des différents projets sur lesquels il travaille, il laisse la charge de poser les dialogues à un autre, que ce soit Levitz ou plus tard DeMatteis sur ses Justice League.
Dans le cas des apparitions et des mini-séries d’Ambush Bug, il décide de s’associer avec un ancien relecteur du staff éditorial qui vient de passer scénariste : Robert Loren Fleming.

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© Weird Tales

Fleming s’est fait remarqué du public avec une série baptisée Thriller, sous forte influence pulp, qu’il quitta malheureusement après 7 épisodes suite à un différent créatif avec DC.
Giffen le repêche et en fait son collaborateur de confiance sur la plupart de ses projets de l’époque dont ce Hell on Earth produit juste après la première mini Ambush Bug.
Keith Giffen engage aussi deux autres artistes qui vont se partager l’encrage et la colorisation sans que le sommaire du Graphic Novel ne précise exactement qui fait quoi.

Greg Theakston a fait ses classes dans le fanzinat avant de rejoindre le domaine de l’édition au sein de la compagne de Jim Steranko.
Il a tout au long de sa carrière occupé plus ou moins tous les postes possibles (dessinateur, encreur, lettreur, coloriste, editor…) et l’on peut citer entre autres exploits son encrage sur le portfolio de Jim Starlin qui permit à ce dernier de décrocher son boulot chez Marvel ou bien son association avec les Crusty Bunkers.
Cependant, l’une de ses plus importantes contributions reste le procédé de restauration des pages qui ont permis de sauver de multiples vieux comics et de republier bien des séries qui seraient autrement tombées dans l’oubli.

Bill Wray est lui aussi un artiste à la palette de talents très large.
L’homme, qui sera plus tard animateur et membre du staff créatif de Ren & Stimpy ou Samuraï Jack, créateur de Hellboy Jr ainsi qu’un peintre respecté, vient tout juste de se mettre en congé de chez Disney où il fit ses débuts comme animateur afin de venir travailler un moment dans l’industrie de ces comics qui l’a tant fait rêver.
Le casting étant dorénavant en place, penchons nous enfin sur ce premier DCSFG.

« Bien qu’écrivain de romans d’horreur, Guy Roberts est un homme fondamentalement cartésien.
Néanmoins, quand l’inspiration ne veut pas venir et que les dettes commencent à s’accumuler, on est prêt à accepter n’importe quel boulot bien rémunéré.
Il se retrouve donc ainsi engagé par un groupe de personnes qui préparent une invocation satanique afin de consigner et rapporter celle-ci.
Guy, le Professeur et la belle Lilly ne se doutent pas encore dans quoi ils vont mettre les pieds et la rencontre qui s’annonce pourrait bien faire basculer leur raison et déchaîner l’Enfer sur Terre. »

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© Weird Tales

En préambule (oui, encore un!), il convient de revenir sur la principale difficulté des adaptations de romans en bande-dessinée, à savoir d’être capable de couper dans le texte sans rien perdre du sens de celui-ci.
L’écueil pour le scénariste consiste souvent, selon son positionnement, à sacrifier de plus ou moins grandes parties du récit ou, au contraire, de noyer le lecteur et le dessinateur sous des pavés de textes encombrants.
En conséquence, nous nous devons donc vous avertir, ce DCSFGN est très très dense, très bavard même avec une moyenne de mots par pages qui surpasse parfois Chris Claremont ou Alan Moore.

Néanmoins, le tout passe avec une facilité déconcertante.
La lecture est fluide, prenante, rapide, sans temps mort et parfaitement compréhensible pour le lecteur qui ressortira de cet ouvrage avec la sensation d’en avoir pour son argent sans pour autant se sentir assommé par la masse de mots.

La raison à cela tient dans la manière dont Giffen et Loren Fleming jouent avec le texte afin de le présenter sous différentes formes et de dynamiser par-là une narration qui sinon pourrait être trop linéaire : focalisation interne et dialogues bien évidemment mais aussi extraits de journaux, de manuscrits, de rapports scientifiques voire carrément phylactères qui penchent ou se brisent, changements de calligraphie ou texte qui explose les cases afin de retranscrire l’incursion de la folie et du fantastique dans le récit.
Reprenant la forme de la narration à la première personne typique du polar, et remise à la mode dans les comics par Frank Miller en ce milieu des années 80, le récit nous fait pénétrer dans la psyché du héros, un cartésient qui va voir ses convictions s’effriter et sa psyché progressivement sombrer dans une forme de folie.

Les codes très cadrés du roman noir se trouvent petit à petit contaminés par ceux du fantastique, par cette inquiétante étrangeté qui provoque une angoisse bien plus sourde et réelle que n’importe quels épanchements gore ou jump scares tout en laissant assez de place au doute dans l’esprit du lecteur pour que l’imagination de ce dernier vogue vers les recoins les plus sombres de la psyché humaine.
Un doute et une angoisse renforcés par une conclusion en forme de double queue de poisson ambiguë qui nous laisse nous demander si tout ce qu’on vient de lire s’est bien déroulé ou si les protagonistes du récit ont hallucinés collectivement voire si tout cela n’était que le produit de l’imagination de Guy Roberts qui vient enfin de trouver l’inspiration pour son nouveau roman.
Du très grand art !!
Un art encore renforcé par la prestation graphique de haut vol d’un Keith Giffen inspiré.

Hell on Earth 5
© Weird Tales

En préambule (oui, oui, on sait!), il convient de revenir sur le point qui polarise les critiques à l’endroit du dessin de Giffen à cette époque.
En effet, notre ami scénariste-dessinateur est alors pris au sein d’une polémique vivace lancée par un article du Comics Journal, « The Trouble with Keith Giffen ».
Depuis Ambush Bug, Giffen a entrepris un virage stylistique surprenant qui impressionna une partie du lectorat américain par ses trouvailles ingénieuses avant que le Comics Journal ne démontre preuves à l’appui que le dessinateur avait plus que jeté un œil sur l’oeuvre du dessinateur argentin José Muñoz, allant même jusqu’à copier intégralement certaines cases.
Tout d’abord rétif à avouer cette influence qui saute aux yeux, Giffen concèdera plus tard que lorsqu’il découvre un artiste qui l’impressionne, il rentre inconsciemment en mode « ranxerox » (les photocopieurs, pas le cyborg) avant que cette influence ne se dilue dans sont style.

Et c’est exactement cela; ses Defenders transpirait Kirby par tous les pores avant que l’artiste n’arrive à se dégager un peu de cette influence.
Il en est de même pour son premier run sur la Legion qui lorgne d’abord quelque peu sur le graphisme d’un Jim Starlin ou d’un George Perez ou de son second run qui intègre des aspects du dessin de Kevin Maguire.
Dans chaque cas, les influences sont visibles avant de petit à petit se fondre dans le reste.
Ainsi, on voit bien évidemment les traces de Muñoz dans les morphologies des personnages et dans les angles de vues (beaucoup de très gros plans sur des détails significatifs) ou mises en place des personnages dans l’espace.

Cependant, on remarque que sur certains aspects, Giffen se détache progressivement de cette écrasante influence.
On ne trouve par exemple nulle trace de ces immenses aplats noirs, de ces « jeux d’encre » typiques de Muñoz et que reprendra Frank Miller dans son Sin City.
Bien au contraire, l’encrage est très fin, tenant en peu de lignes, proche de la ligne claire franco-belge justement et laissant beaucoup de place pour que le coloriste puisse s’amuser avec sa palette.
Et la paire Theakston/Wray effectue d’ailleurs un très beau et très subtil travail sur ces deux derniers aspects.

Du côté de l’encrage, la clarté et la finesse de celui-ci vient contrebalancer un aspect du travail de Giffen sur lequel on reviendra plus bas et confère à l’ensemble une clarté bienvenue qui permet de ne jamais être perdu dans un ensemble très dense, permettant ainsi à l’oeil d’identifier instantanément chaque détail au premier coup d’oeil.
Pour les couleurs, il convient de noter l’utilisation surprenante de celles-ci avec une palette très claire, limite pastel pourrait-on dire, aux antipodes de ce que l’on a l’habitude de voir habituellement dans les récits horrifiques ou les polars.
Paradoxalement, cette idée fonctionne très bien et renforce le côté évanescent, onirique de cette rencontre avec le diable et donne l’impression de progresser au sein d’un rêve éveillé, un univers semblant réel et flou à la fois.

Cet usage de la couleur est en parfait accord avec la représentation que donne Giffen du Diable, à savoir une simple paire d’yeux enflammés et froids à la fois, sans une trace d’humanité, et qui flottent dans l’air au milieu d’une forme flou, fantomatique, gazeuse.
Plutôt que de verser dans la représentation classique de Satan ou de rentrer dans les délires lovecraftiens, l’artiste rend le Mal quasi-invisible et pourtant incroyablement puissant.
C’est éminemment bien vu pour une histoire où chacun des personnages voit le diable selon ses propres croyances et sa propre imagination.
Cela renforce l’aspect trouble et séducteur du Malin dans l’histoire ainsi que le doute quand à sa présence réelle, le Diable étant ici partout et nulle part à la fois, cette présence invisible qui rôde aux alentours de la conscience de chacun, cette voix qui semble chuchoter parfois à nos oreilles lorsque l’humain cède à ses vices, ces yeux inquisiteurs mais insaisissables que l’on sent derrière chacun de nos pas en permanence.

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© Weird Tales

Cependant, la principale force de Keith Giffen, en accord avec son usage de la typographie dans l’histoire d’ailleurs, est la manière dont il joue sur le découpage et la mise en page.
Le dessinateur est connu bien connu pour son amour des gaufriers de cases très stricts qui sont venus contrebalancer l’héritage « kirbyen » de son graphisme et l’on a tous en tête de multiples séries dont il ne fut parfois que le scénariste mais dont le dessinateur se retrouvait obligé d’utiliser le fameux gaufrier de 9 cases.
Sauf que là, Keith Giffen pousse cet usage dans ses derniers retranchements en utilisant un gaufrier de 16 cases par pages !!!

Ceci renforce la densité de ce Graphic Novel et oblige à une clarté absolue de la narration pour ne pas noyer le lecteur sous la masse d’information donnée tant par le texte que par les dessins.
Mais surtout, cette manière de « surdécouper » l’histoire et l’action instaure de fait un dynamisme dans un récit qui était à l’origine très statique et permet de créer une tension, un suspense et une angoisse sourde permanente.
Car c’est bien l’enchaînement rapide et enchevêtré de cases qui fait que l’on se retrouve incapable de lâcher ce livre tout en ayant une sensation de train lancé à toute vitesse et en train de dérailler dans le surnaturel.

Cependant, Giffen comprend parfaitement l’usage de la narration graphique et sait ne pas rester prisonnier de son gaufrier.
Il varie ainsi parfois en utilisant plusieurs cases qui se lisent indépendamment les unes des autres mais forment une image courant sur toute la page dès que l’oeil s’éloigne ou bien fait carrément exploser, s’effriter ou tomber en ruines ses cases au fur et à mesure que le fantastique s’immisce et prend le pas sur le réel.
Avec cette maîtrise de la mise en page, l’artiste réussit à atteindre une fusion parfaite entre la forme et le fond de son histoire et rend ce DC Science Fiction Graphic Novel indispensable.

Ainsi, et même si ce DCSFGN fût quelque peu entaché à sa sortie par ce qu’on appela le « scandale Muñoz » et qu’il reste inédit en français, il marque une grande entrée en matière pour cette nouvelle collection grâce à une équipe artistique en complète synergie sous la férule inspirée de Keith Giffen.
Au final, vous avez une excellent adaptation que l’on ne peut que vous engager à (re)découvrir.

Hell on Earth 6
© Weird Tales

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