
Ironie des choses, la seconde livraison des DC Science-Fiction Graphic Novels est elle aussi l’oeuvre d’un ancien dessinateur de la très urbaine série Daredevil.
On pourrait même dire qu’elle est l’oeuvre d’un immense artiste, principalement connu comme encreur, mais dont la renommée fut parfois éclipsée par le talent de son compère sur l’Homme sans Peur.
Nous parlons ici bien évidemment du seul et unique Klaus Janson.
Klaus Janson est né le 23 janvier 1952 dans la petite ville bavaroise de Coburg.
Cependant, l’année de ses 5 ans, ses parents et lui émigrent de leur Allemagne natale vers les Etats-Unis et s’installent dans le Connecticut.
C’est là que le petit Klaus découvre les comic books pour lesquels il développe une telle passion qu’il déclarera souvent avoir appris à lire l’anglais dans ceux-ci.
S’investissant dans son nouveau domaine de prédilection, il passe son enfance et son adolescence à collectionner les illustrés, à écrire aux différents éditeurs et à user ses crayons et pinceaux.
La chance lui sourit le jour où il descend à New York pour participer à une des visites guidés des bureaux de DC Comics mais… arrive en retard.
Faisant des pieds et des mains, il réussit finalement à se voir octroyer une visite des locaux et rencontre alors l’artiste et editor Dick Giordano qui se met à bondir au son du nom de ce jeune homme.
Giordano se souvient en effet des lettres que lui adressait Janson au temps où l’illustre Dick était editor de Charlton Comics.
Vivant à quelques kilomètres de l’adolescent dans le Connecticut, il prend Klaus Janson sous son aile et en fait son assistant pendant un an et demi.
Peu convaincu au début du talent graphique de son jeune ami, il tente d’abord de convaincre ce dernier de devenir scénariste mais Janson s’acharne et réussit petit à petit à présenter des planches qui soufflent Giordano.
Au début des années 70, il se met à faire des allers-retours fréquents jusqu’à New York afin de soumettre son travail aux éditeurs de comics mais essuie refus sur refus jusqu’à ce qu’il réussisse enfin à décrocher un emploi au sein du département production de Marvel.
Bien que détestant son job, Klaus Janson s’applique à coller les phylactères sur les planches et à effacer les crayonnés encore visibles après encrage.
C’est finalement grâce à Rick Buckler qu’il réussit à faire ses véritables débuts artistiques professionnels.
Buckler est alors l’artiste de la série Black Panther dans le magazine Jungle Action et recherche un encreur.
Il propose le taf à Janson et se trouve satisfait du résultat, tellement satisfait même qu’il harcèle l’editor-in-chief Roy Thomas pour engager le jeune homme en tant qu’encreur freelance.
Bien que haïssant foncièrement le travail de Janson, Thomas cède finalement et voilà notre homme démarrer une décennie qui le verra encrer au moins un numéro de quasiment toutes les séries publiées par Marvel dans les seventies ainsi que quelques piges chez DC ou Atlas/Seaboard.
La production de Janson est tellement stakhanoviste qu’il est impossible d’en tenir un inventaire exhaustif dans cet article mais nous devons néanmoins signaler ses prestations les plus soutenues et/ou remarquables telles que Deathlok, toujours en compagnie de Buckler, son long run sur les Defenders, Howard the Duck sur des crayonnés de Gene Colan ou bien la série Battlestar Galactica où il encre Walt Simonson.
Mais c’est en 1975 qu’il décroche le poste d’encreur sur l’une de ses séries préférés et à laquelle son nom sera pour toujours attaché: Daredevil.
Durant 4 ans, il est la présence stabilisatrice au sein d’un défilé ininterrompu de scénaristes et de dessinateurs jusqu’à ce que débarque un très jeune artiste qui va révolutionner la série et avec qui il va former une paire artistique de légende, Frank Miller.

L’osmose entre les deux hommes est totale.
S’entendant à merveille, ils sont en complète synergie et s’influencent l’un l’autre pour porter une série alors proche de l’annulation vers des sommets qui feront de leur run LA référence pour tous ceux qui suivront.
C’est grâce à Miller que Janson va s’enhardir et progressivement briller en temps que dessinateur.
En effet, le futur papa de Sin City obtient bien vite d’écrire ses propres scénarios et se trouve dans l’obligation de délaisser de plus en plus les dessins.
Ses esquisses se font de plus en plus lâches et légères avec à charge pour Janson de les compléter et vers la fin de leur run, le résultat est à 75% l’oeuvre de notre ami allemand.
Après 4 épisodes tout seul après le départ de Miller, Janson décide d’aller lui aussi faire un tour du côté de DC Comics.
Il retrouve tout d’abord Gene Colan sur la série Gemm, Son of Saturn dont nous avons brièvement parlé dans l’article sur Nightwings.
Il participe aussi au 400ème numéro de Superman en tant que dessinateur et intervient de manière semi-régulière sur les différentes séries consacrées au Batman, dont une fameuse back-up consacrée à Green Arrow et scénarisée par Alan Moore, où son style sombre fait des merveilles.
Mais c’est en 1985 que Klaus Janson se voit proposer deux projets de poids.
D’une part, il retrouve Frank Miller pour encrer la mini-série qui redéfinira Batman: The Dark Knight Returns.
De l’autre, Julius Schwartz lui offre ce DC Comics Science-Fiction Graphic Novel où il obtient une totale carte blanche en tant que scénariste, dessinateur, encreur et coloriste pour adapter la nouvelle Frost & Fire de Ray Bradbury.
Ray Bradbury est immensément connu et reconnu comme l’un des plus grands écrivains de Science-Fiction ayant existé grâce, entre autres, à son célèbre roman Farenheit 451 et à ses fameuses Chroniques Martiennes, œuvres méritant toutes deux d’être lues au moins un fois dans la vie d’une personne.
Cependant la nouvelle adaptée dont nous allons parler aujourd’hui se situe quelque peu avant ces deux monuments et prend place durant la phase d’ascension de Bradbury alors qu’il publiait ses histoires dans les fanzines et les pulps à tour de bras.
C’est en 1946, un an avant la première reconnaissance apportée par la compilation de plusieurs de ses nouvelles dans un premier recueil, que fut éditée l’histoire « The Creatures that Time forgot » au sein du magazine Planet Stories.
C’est cependant en 1972 que cette petite nouvelle connut sa véritable popularité en étant republiée au sein de R is For Rocket, collection de romans plus orientés vers la jeunesse, sous le nouveau titre de Frost & Fire.
Outre le DCSFGN de Janson que nous allons aborder tout de suite, il convient de signaler que F&F fut aussi adaptée en 1983 sous la forme d’un court métrage intitulé Quest et réalisée par l’immense Saul Bass, génie de l’âge d’or hollywoodien qui donna naissance à certains des plus mythiques génériques, logos et affiches de l’industrie.
« Sur une lointaine planète vivent dans des grottes les descendants de colons humains qui doivent batailler avec des conditions pour le moins inhospitalières.
Tout d’abord, les conditions climatiques sont extrêmes avec des journées si brûlantes que tout s’enflamme en surface avant que ne leur succèdent des nuits glaciales qui congèlent le sang dans les veines de plus braves.
Seules l’aube et le coucher du soleil permettent un bref répit de quelques heures pour récupérer à l’extérieur le nécessaire pour survivre.
Il faut ajouter à cela un temps accéléré qui fait que les hommes voient leur vie défiler avec une rapidité affolante et mourir au bout de 8 jours.
C’est afin d’échapper à ce destin fatal que le jeune Sim va entamer une quête initiatique qui le conduira à découvrir les secrets de ses ancêtres. »

Ce Graphic Novel est juste sublime !!
Disons le tout net, comme pour le Medusa Chain d’Ernie Colon, nous avons ici l’occasion de voir s’exprimer l’étendue du talent de Klaus Janson en toute liberté et lui-même considère cet album comme l’une des meilleures œuvres qu’il ait jamais produit.
La première surprise pour le lecteur est bien évidemment de constater que Janson se débrouille avec une aisance déconcertante pour ses premiers pas en tant que scénariste.
Certes, il peut s’appuyer sur le texte de Bradbury mais il s’appuie sur son impeccable expérience de dessinateur et de narrateur pour éviter de tomber dans le piège habituel des adaptations dessinées de romans.
En effet, confrontés à ce genre d’exercice, beaucoup de scénaristes se retrouvent rapidement coincés par l’importance du texte original et submergent leur comic book d’une multitude d’interminables pavés récitatifs qui asphyxient totalement les pages et le lecteur.
Hors, Klaus Janson n’oublie jamais que, bien que le texte soit utile, une bande-dessinée doit, à l’instar du cinéma, avant tout raconter son histoire et véhiculer ses émotions par les images.
Ainsi, il garde toujours en tête l’étape du dessin, privilégie les dialogues aux récitatifs et sais se montrer subtil, incisif et concis à chaque page.
Le résultat est idéal et fait que le tout se lit d’une traite sans qu’on ne soit jamais tenté de reposer le bouquin tout en sonnant moderne pour le lecteur du XXIème siècle.
Il faut aussi dire que le matériau de base tape déjà dans des hauteurs stratosphériques.
L’histoire de Bradbury est aussi limpide que bouleversante et atteint des dimensions métaphysiques qui questionneront tout un chacun.
En effet, avec un protagoniste qui ne vit que huit jours et qui vieillit en accéléré, l’auteur nous permet de traverser les principaux âges et questionnements qui traversent la vie de la plupart d’entre nous.
Nous avons clairement affaire ici à une parabole même sur notre condition dans l’univers et sur la quête de sens et de connaissance qui agite notre existence, cette force qui nous pousse à voir plus loin, à vouloir dépasser notre propre finalité pour évoluer et par là-même faire évoluer l’Humanité toute entière.
Le gimmick de cette temporalité accélérée permet aussi d’introduire une tension permanente dans l’histoire et vient nous rappeler que la vie de l’Homme est beaucoup plus courte que la perception qu’on en a.
En conséquence, il s’agit de rendre chaque instant rempli de sens et d’avancer coûte que coûte entre ombre (Dark, la sœur du héros) et lumière (Lyte (light), la bien aimée de celui-ci) avant que la Grande Faucheuse nous emporte.
Le seul petit reproche que les connaisseurs de la nouvelle pourront avancer face à l’adaptation de Klaus Janson est que ce dernier modifie substantiellement la chute de celle-ci.
En effet, la conclusion originale permettait de considérer Frost & Fire comme une relecture à la mode SF de l’allégorie de la caverne chère à Platon.
En altérant la fin, Janson effectue certes une trahison mais s’approprie le texte pour y apporter son regard personnel, un regard quelque peu désenchanté et doux-amer sur la thématique de la transmission de la connaissance.
Mais c’est bien évidemment par ses formidables qualités de dessinateur que notre artiste se réapproprie complètement le tout pour livrer l’une de ses meilleures œuvres, chose d’autant plus surprenante que Janson a souvent déclaré qu’il n’aimait pas la science-fiction.

Commençons par la très bonne surprise pour ceux qui ne sont pas trop fans de notre germano-américain au poste de dessinateur.
A savoir que Klaus Janson effectue ici sa prestation la plus poussée sur l’anatomie des personnages qui ont tous des morphologies bien proportionnées, séduisantes même, sans pour autant sacrifier à l’expressivité habituelle de son coup de crayon.
Autant sur ce point que sur sa construction narrative, Janson livre une copie qui rappelle énormément le Frank Miller de l’époque et qui ne peut que flatter l’oeil du lecteur.
Il est bien connu que la synergie entre les deux hommes fut quasi-télépathique sur Daredevil mais il semble qu’ils ont continué à s’influencer mutuellement un bon moment comme le montre le découpage et la mise en scène de certaines séquences qui rappellent fortement des passages de Dark Knight Returns.
On peut même se demander si Frost & Fire ne fut pas en partie à l’origine de la brouille entre les deux hommes.
On sait que la production de ces deux œuvres s’est produite en parallèle et, au vu du résultat final, il est possible de se questionner si Janson n’a pas un peu vampiriser le travail de Miller pour son Graphic Novel personnel.
Ou bien, il se peut aussi qu’il ait donné plus de lui-même sur son album solo que sur la mini-série du Batman et que cela eusse quelque peu froissé Miller qui se déclara très déçu de l’encrage de son collaborateur, en particulier sur le numéro 3, et tenta d’évincer Janson pour la conclusion de DKR.
Mais ce ne sont là que supputations.
Reste qu’au final, la mise en page de l’artiste est impeccable et qu’une énorme partie des émotions et de la narration passent par des enchaînements de cases sans faille avec des sommets comme les séquences oniriques, l’ouverture choquante sur une tentative d’infanticide ou cette vertigineuse et terrifiante séquence sur une foule assistant terrorisée à la combustion d’un bébé sous les rayons de soleil mortels de cette planète.
La construction alterne les zooms alternés en champ/contre-champ jusqu’à ce que la « caméra » se détourne pudiquement du drame tandis que s’élève une onomatopée « tonitruante » pour laisser jouer l’imagination du lecteur.
Un moment tétanisant qui reste longtemps à l’esprit.
Evidemment, l’artiste ne se prive pas non plus de jouer sur ses points forts et démontre toute l’étendue de sa maîtrise des encres et couleurs.
Rien ne compte plus pour Klaus Janson que l’expressivité et son encrage découle directement de cette prise de position avec un trait vif, cassant, ainsi qu’un usage savant des trames et des masses d’ombre qui donnent un aspect sensitif, sauvage et quasi-palpable au résultat final.
Il sait aussi se faire très économe et n’hésite pas parfois à basculer sur des cases en couleurs directes dans les séquences de rêve où pour souligner une action aussi soudaine que marquante.
Du vert nauséeux et oppressant des cavernes jusqu’au teintes cramoisies et étouffantes de la surface brûlant sous un soleil mortel, son usage des couleurs peintes ne fait que renforcer les différentes ambiances que traversent les personnages où agissent comme un reflet de leurs pensées et sentiments.
Bref, on pourrait en parler pendant des heures et des heures tant ce Graphic Novel est aussi fascinant qu’émouvant, poétique, intelligent et d’une qualité impeccable de bout en bout étant donné que tous les éléments, du scénario à la couleur, marchent main dans la main et se servent l’un l’autre.
Mais mieux vaut vous conseiller de vous procurer séance tenante cet album afin de profiter de l’expérience offerte par un maître de la bande-dessinée.
Par contre, il faudra vous tourner vers le marché de l’occasion et la VO étant donné que Frost & Fire est toujours inédit par chez nous et n’a jamais été réédité aux Etats-Unis.
C’est un véritable trésor oublié, un graphic nugget dans le plus pur sens du terme sur lequel vous mettrez la main.
